La lutte contre le tabagisme devrait « s’attaquer à l’offre, en finançant la reconversion de la filière, plutôt que de faire porter l’essentiel des efforts sur la réduction de la demande », estime dans sa chronique Stéphane Lauer, éditorialiste au Monde, publiée en dernière page du quotidien daté du 31 août.
Un article qui se veut une réplique à la démarche de la réduction des risques proposée par les fabricants. Mais en faisant plus appel à la polémique qu’aux arguments. À suivre …
« L’industrie du tabac a toujours excellé dans le marketing. Après avoir commercialisé pendant des décennies un produit notoirement dangereux en utilisant des stéréotypes de gens élégants et branchés ou d’aventuriers avides de grands espaces, les cigarettiers changent de stratégie, mais pas de méthode. Ils s’appuient toujours sur des messages rassurants et séduisants pour maximiser leurs profits, mais, désormais, c’est pour promettre un monde sans … cigarette.
•• Le directeur général de Philip Morris International, Jacek Olczak, a ainsi appelé il y a quelques jours les pouvoirs publics à adopter pour les cigarettes la même approche que pour les moteurs thermiques dans l’industrie automobile, à savoir, les interdire à terme (voir 16 mai).
« Le plus tôt ça arrivera, le mieux ce sera pour chacun », expliquait M. Olczak au Telegraph, qui pense que, d’ici dix ans, le problème peut être résolu « une fois pour toutes », l’idée étant d’imposer sur le marché des produits de substitution consistant à chauffer le tabac et non plus à le consumer, ce qui réduirait les effets nocifs (voir 28 juillet).
Outre le fait que ce constat a été scientifiquement contesté en 2020 par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le délai proposé est indécent au regard des dégâts provoqués par la cigarette. Si l’interdiction voyait le jour d’ici une dizaine d’années, le tabac aurait le temps de tuer 70 millions de personnes.
Les cigarettiers ne peuvent plus décemment nier que leur produit est nocif, le secteur a perdu plusieurs procès retentissants contre des victimes du tabac, son modèle économique est attaqué de toutes parts par les politiques de santé publique et on devrait accepter sans broncher d’en prendre encore pour dix ans ?
•• Le cynisme de ces entreprises est sans limite. Philip Morris vient de provoquer une polémique en annonçant le rachat pour 1,16 milliard d’euros de Vectura, un groupe pharmaceutique qui fabrique des inhalateurs pour l’asthme et les affections pulmonaires chroniques (voir 9 juillet et 20 août).
Vendre un poison et un antidote capable d’atténuer ses effets, il fallait y penser ! Sans vergogne, l’industrie du tabac se présente comme la solution à un problème, dont elle est responsable en faisant la promotion d’un produit, certes légal, mais que l’on sait potentiellement mortel.
« Le tabac est la première cause de cancer et le premier problème de santé publique modifiable, rappelle Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique.
On estime qu’environ 1,5 milliard de personnes fumaient en 2020. Ces fumeurs peuvent s’attendre à vivre environ neuf années de moins que les non-fumeurs », souligne-t-il dans son ouvrage paru en mai, La Grande Extension : histoire de la santé humaine (Denoël). « Fumer engendre une vie moins longue et moins bonne. Ce fardeau n’a pas d’équivalent et pourtant le tabac vit encore et il vit même très bien. Le marché croît de 3 % par an et dégage 50 milliards de dollars de bénéfices chaque année », insiste-t-il.
La stratégie suivie par Philip Morris suscite beaucoup de scepticisme. L’OMS et plus de 400 organisations de santé publique, instituts de recherche et revues scientifiques ont ainsi refusé de collaborer avec sa fondation pour « un monde sans fumée » créée en 2017. L’OMS considère qu’il existe « un conflit d’intérêts fondamental entre l’industrie du tabac et la santé publique ».
•• Dans une enquête publiée en avril, Le Monde a contesté la sincérité de la démarche de Philip Morris (voir 22, 16 et 15 avril). Néanmoins, celle-ci a le mérite d’amorcer la réflexion sur une nouvelle approche de la lutte contre le tabagisme en s’attaquant enfin à l’offre, alors que l’essentiel des efforts actuels porte sur la demande.
Taxes, multiplication des interdictions de fumer, emballage répulsif, campagnes de prévention et traitements contre l’addiction ont permis des progrès, qui restent insuffisants. Rien qu’aux États-Unis, chaque jour, un millier de jeunes deviennent accros au tabac.
Du fait de la seule croissance de la population mondiale, le nombre de fumeurs devrait continuer à augmenter au cours des vingt prochaines années, en dépit des mesures antitabac.
•• John Paul Ioannidis, professeur d’épidémiologie à l’université Stanford (Californie), est convaincu que la manière la plus efficace d’éradiquer le fléau consisterait à s’attaquer à la production et à la vente de cigarettes en organisant l’extinction de la filière.
Dans un article publié dans European Journal of Clinical Investigation, il propose une reconversion du secteur qui s’accompagnerait d’un système d’incitation financière pour que les géants du tabac réduisent leur production jusqu’à la supprimer. L’effort pour les finances publiques serait colossal, mais très inférieur à ce que coûte actuellement le tabac à la collectivité.
L’article évoque, dans une évaluation prudente, que le prix à payer sur le plan de la santé publique s’élève à plus de 100 000 milliards de dollars au niveau mondial, soit 500 fois plus que ce que rapportent les taxes prélevées par les Etats.
Si rien qu’une petite partie de ce montant était consacrée à accompagner l’extinction du tabac (pour indemniser et reconvertir les acteurs du secteur et compenser les pertes liées aux taxes non perçues), cela permettrait d’éviter un milliard de décès prématurés d’ici la fin du XXIe siècle, estime l’expert, sans toutefois sous-estimer le défi de la contrebande et le sevrage des fumeurs actuels.
Mais, encore une fois, toute la question réside dans les moyens qu’on se donne.
•• Utopiste ? Pas tant que cela, martèle Ioannidis dans un article paru fin 2020 dans The Lancet. Sa démonstration s’appuie sur les moyens inédits qui ont été déployés pour endiguer la pandémie de Covid-19. À ce jour, celle-ci a causé 4,5 millions de morts contre 7 millions chaque année pour le tabac.
Si les États faisaient preuve du même volontarisme économique et sanitaire pour venir à bout du tabac, même dans des proportions moindres, les effets sur l’espérance de vie et la réduction des dépenses de santé seraient spectaculaires. Il est temps d’arrêter de se laisser enfumer par les cigarettiers ».