Une fenêtre sur l’actualité quotidienne de tous les événements liés directement ou indirectement au tabac
15 Avr 2021 | Profession
 

« Le grand cigarettier a créé une fondation pour lever les entraves au lobbying de l’industrie et promouvoir ses alternatives à la cigarette » …

Tel est le « thème » d’une nouvelle enquête du Monde et de The Investigative Desk (voir 29 décembre 2020), publiée par Le Monde.fr., ces dernières heures, et dans la version imprimée du quotidien, ce jour).

Soit de supposées « révélations » portant sur des faits déjà connus – certains relatés ici-même (voir 18 septembre 2017, 1er juin 2018) – et sur une démarche de communication et d’explications qui ne saurait être répréhensible en soi. D’ailleurs aucun fait délictueux n’est évoqué.

Sauf à considérer que l’industrie de tabac, dont l’activité est inscrite dans un cadre légal, n’a absolument plus le droit de s’exprimer, ni de dialoguer avec des interlocuteurs qui décident de son environnement réglementaire, aussi contraignant soit -il.

Voici l’essentiel d’un récit ou les effets d’une narration, style « polar », l’emportent sur la supposée gravité des faits reprochés. En tout cas, il semble plus facile de lancer ce type d’enquête à fausses sensations que d’ouvrir des débats contradictoires sur le vapotage et le tabac à chauffer.

•• « Traître », « vendu », « prise de guerre »… Les mots s’entrechoquent dans la tête de Derek Yach (photo) tandis qu’il débarque à l’aéroport de Genève en provenance de New York. En ce jour de septembre 2015, le Sud-Africain, expert en santé publique mondialement reconnu, a voyagé en classe affaires, mais il se sent comme un criminel en cavale.

Il s’en veut, il aurait pu mettre un chapeau à large bord pour dissimuler son visage, raconte-t-il dans ses Mémoires, où il assume le tournant que prend alors sa carrière (Project Unthinkable, Barlow Publishing, 2018, non traduit). « Et si… oh, mon Dieu… » Et si le chauffeur dépêché pour le conduire jusqu’à Lausanne tenait une pancarte « PMI-Derek Yach » ? Un coup d’œil furtif dans le hall des arrivées. Ouf ! Personne de sa connaissance.

Dans cette ville, pendant presque dix ans, Derek Yach a dirigé l’Initiative pour un monde sans tabac de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Lui qui se voit en « rockstar de la lutte antitabac » a été l’un des principaux architectes d’un traité international historique qui bloque l’accès du lobby du tabac aux décideurs publics.

C’est ce même homme qui, ce jour-là, a rendez-vous au siège du plus grand cigarettier de la planète : Philip Morris International (PMI). Les deux heures dans le bureau du PDG, André Calantzopoulos, filent à la vitesse de l’éclair. Dans son costume « parfaitement ajusté », M. Calantzopoulos, « l’ennemi public n°1 » des champions de la santé publique, parle de transformation de son secteur, de « réduction des risques liés au tabagisme », d’avenir sans fumée. Derek Yach le croit.

•• Deux ans plus tard, en septembre 2017, l’industrie du tabac organise une conférence dans les salons cinq étoiles de l’hôtel InterContinental New York Barclay, aux Etats-Unis.

Derek Yach y annonce la création de la Fondation pour un monde sans fumée (Foundation for a Smoke-Free World) dont il a accepté de prendre la présidence. Intégralement financée par Philip Morris à hauteur de 80 millions de dollars (67,22 millions d’euros) pendant douze ans, soit près de 1 milliard de dollars (840 millions d’euros), l’organisation philanthropique a pour objet de « mettre fin au tabagisme en une génération ». Le pactole est en grande partie destiné à financer de la recherche « indépendante » (voir 1er juin 2018).

•• Forcer les portes

Derek Yach l’assure en effet : les statuts de la fondation, son but non lucratif et les règles d’attribution de ses subventions interdisent à Philip Morris de participer à sa gouvernance, à ses décisions, ses stratégies ou ses activités.

Mais l’enquête menée par Le Monde et The Investigative Desk à partir de documents internes, de formulaires fiscaux, d’une procédure judiciaire et d’analyses de chercheurs des universités de Bath (Royaume-Uni) et de Californie (Etats-Unis) démontre pour la première fois que cette coûteuse entreprise de relations publiques sert avant tout les intérêts de la firme.

Drapée dans ses atours d’indépendance, la Fondation pour un monde sans fumée vise en réalité à forcer les portes que Derek Yach a lui-même fermées avant, écrit-il dans son livre, de « basculer du côté obscur de la force ».

En 2001, le Sud-Africain pilote encore l’Initiative pour un monde sans tabac de l’OMS en tant que directeur exécutif chargé des maladies non transmissibles et de la santé mentale. Les négociations menées sous l’égide de l’organisation internationale progressent bien. Sous peu, une Convention-cadre pour la lutte antitabac condamnera les industriels du secteur au rôle de parias dans le monde entier. Dans un discours prononcé dans son pays natal, Derek Yach vilipende les « fabricants de tabac et leurs organisations-écrans », leurs tentatives de « sabotage » des discussions, leurs ruses et leur chantage « à l’emploi et à la pauvreté » pour dissuader les dirigeants des pays en développement d’y adhérer.

Selon les termes du traité, adopté en 2003, il existe « un conflit fondamental et inconciliable » entre la santé publique et « les intérêts de l’industrie du tabac », dont les produits ont causé la mort de 100 millions de personnes au cours du XXe siècle.

A partir de 2006, les gouvernements doivent impérativement préserver leurs politiques de santé publique de l’ingérence de l’industrie, stipule l’article 5.3. Difficile désormais, pour les cigarettiers, de déployer leur lobbying s’ils sont bannis de la table des discussions. D’autant plus que la Convention-cadre compte aujourd’hui 182 pays signataires. Soit la quasi-totalité de la planète.

•• Le business de la nicotine high-tech

Or, en une dizaine d’années, les ventes globales de cigarettes ont baissé de 20 % dans les pays à hauts revenus, leur principal marché. Alors, sans toutefois renoncer à leur fonds de commerce, les principales firmes ont investi sur la nicotine high-tech (…)

Depuis 2014, le fabricant des Marlboro mise surtout sur son IQOS, un dispositif qui exploite la technologie du heat not burn : chauffées sans aller jusqu’à la combustion, les Heets, des minicigarettes de tabac, émettent entre 90 % et 95 % moins de composants nocifs que la fumée de cigarette, assurent ses propres études. Avec son design futuriste et ses sticks-recharges rappelant la cigarette, l’IQOS, présenté dans des boutiques aux faux airs d’Apple Store, se vend dans soixante-quatre pays et génère près de 6 milliards d’euros par an, soit près d’un quart du chiffre d’affaires de la multinationale.

« Il reste beaucoup de questions sans réponse sur les produits alternatifs à la cigarette. Mais les travaux de recherche nécessaires pour y répondre ne doivent pas être financés par les cigarettiers », estime l’OMS

Un « avenir sans fumée », garantit Philip Morris, qui articule sa propagande commerciale autour de ce slogan. Monté en première ligne pour défendre cette position acrobatique, son PDG, André Calantzopoulos, va jusqu’à promettre de rendre la cigarette « obsolète » d’ici « dix à quinze ans ». C’est en parlant de « réduction des risques liés au tabagisme » (« tobacco harm reduction », ou THR), leur point de convergence, qu’il a convaincu Derek Yach de sa démarche.

Importée de la lutte contre la toxicomanie, cette approche pragmatique incite les fumeurs invétérés à employer des substituts – e-cigarette ou tabac chauffé – pour obtenir leur « dose » de nicotine. Un moindre mal, arguent les partisans de la réduction des risques, qui affectionnent cette vieille formule : « Les gens fument pour la nicotine, mais c’est du goudron qu’ils meurent. » Pour mieux vendre ses nouveaux produits, Philip Morris a fait de la réduction des risques son credo et son argument de marketing.

•• « Revenir à la table des négociations »

L’OMS n’est pas dupe de cet usage des concepts de santé publique. Sa Convention-cadre pour la lutte antitabac fait aussi barrage aux produits électroniques du cigarettier. Les autorités américaines ont beau lui avoir accordé le statut de « produit de tabac à risque modifié » en 2020, l’IQOS doit faire l’objet d’une surveillance. Quant à l’OMS, qui donne le la pour le reste du monde, elle désapprouve l’usage des produits alternatifs (…) 

« Des positions véritablement anachroniques », déplore le PDG de Philip Morris. « S’ils changeaient un tout petit peu leur point de vue, estimait André Calantzopoulos en février 2021, nous pourrions connaître une accélération majeure. » Or plusieurs documents internes de la firme indiquent que la Fondation pour un monde sans fumée a justement été conçue pour modifier ce « point de vue » et ouvrir une brèche dans la Convention-cadre.

Deux documents stratégiques confidentiels de 2014, révélés par une enquête de l’agence Reuters en 2017, dépeignent une firme en quête d’outils pour lutter contre sa « dénormalisation » et sa « diabolisation ». Parmi eux figurent les produits à « risques réduits », comme l’IQOS. Philip Morris, dont le commerce tue plus de la moitié de ses clients selon les statistiques de santé publique, souhaite se positionner « comme un indispensable partenaire de confiance, à la tête de son secteur, qui apporte des solutions ». Mais pour y parvenir, il lui faudrait « être “pour” quelque chose » et « établir une plate-forme positive et proactive ».

Dans la liste des tactiques envisagées : « Amplifier la voix des partisans de la “réduction des risques” » contre celle des “prohibitionnistes”. » Il est clairement décidé de : « a. Installer le concept de réduction des risques comme politique publique légitime dans la réglementation du tabac. b. Asseoir la légitimité des fabricants de tabac à faire partie du débat réglementaire sur les “produits à risques réduits” (“partie de la solution”). » Et pour tout cela, Philip Morris a besoin de « trouver des alliés qui ne peuvent être ignorés » : des « messagers crédibles ». Comme Derek Yach ?

En septembre 2017, ses anciens compagnons de lutte du mouvement antitabac ressentent l’annonce surprise de la défection de ce dernier et la création de la fondation comme un « coup de poing au ventre », comme l’écrit un groupe de chercheurs reconnus sur le site de Tobacco Control, la principale revue scientifique couvrant le domaine. Parmi eux, Ruth Malone, sa rédactrice en chef. « Accéder à la Convention-cadre et se débarrasser de l’article 5.3 qui entrave leur capacité à influencer les décideurs politiques » : voilà le véritable objectif de Philip Morris, estime-t-elle, interrogée par Le Monde (…)

•• Avalanche de protestations

Une avalanche de protestations accueille la naissance de la fondation. « Pot-de-vin de 1 milliard de dollars », déplore l’Union internationale contre la tuberculose et les maladies respiratoires, une organisation scientifique historique. « Nouveau rebondissement dans le manuel stratégique mortel de l’industrie du tabac », avertit l’American Cancer Society qui met en garde contre la tentation, « contraire à l’éthique », de prendre l’argent facile de la fondation, « gagné sur la première cause de décès évitables dans le monde ».

Plus de 400 organisations de santé publique, universités, instituts de recherche et revues scientifiques ont depuis lors annoncé refuser toute subvention de la fondation, considérée par les doyens des principales écoles de santé publique d’Amérique du Nord comme un « financement de l’industrie du tabac ».

Les mots les plus durs viennent de l’OMS. Toute collaboration avec la fondation, déclare le secrétariat de la Convention-cadre, « constituerait une violation manifeste de l’article 5.3 ». Un paragraphe peu amène est réservé à Derek Yach. Par courriel, l’OMS enjoint à son ancien directeur exécutif de supprimer du site de la fondation toute mention de son rôle dans la genèse du traité, fruit d’un « travail d’équipe », dont il n’est pas l’« unique architecte ».

Dans un texte publié en mai 2020, en écho aux documents stratégiques internes et aux propos du PDG de Philip Morris, Derek Yach, lui, décrit désormais la Convention-cadre comme « figée dans le temps », et nécessitant une « modernisation ». « Devenu un obstacle au changement », l’article 5.3 « perpétue le statu quo », et les gouvernements, insiste-t-il, « doivent s’engager dans un dialogue soutenu avec les industriels du tabac pour accélérer leur transformation ». Les cigarettiers, plaide dorénavant la « rockstar » déchue de la lutte antitabac, font partie de la solution, et non du problème – 7 millions de morts chaque année.

•• Une fondation opaque

Passé de l’OMS à Philip Morris via divers postes, dont celui de vice-président de PepsiCo, l’homme qui valait 1 milliard prône transparence et indépendance. L’opacité marque cependant les activités de sa fondation.

Les comptes rendus des réunions du conseil d’administration ont cessé d’être mis en ligne en mai 2019. L’identité des membres de son conseil scientifique, dissous à une date inconnue, n’a jamais été divulguée. Quant aux 40 millions d’euros de subventions attribuées par la fondation en plus de trois ans d’existence et aux 96 millions promis, non seulement les montants et les noms des bénéficiaires ne sont pas publics, mais les critères d’attribution sont inconnus. Au total, une centaine d’entités à travers le monde ont perçu des financements.

A quelques encablures de l’Etna, l’université sicilienne de Catane, en Italie, abrite le mieux pourvu. Le Centre d’excellence pour l’accélération de la réduction des risques a reçu pour sa part 6,8 millions d’euros de la fondation, qui a promis de lui verser 18 millions supplémentaires, selon les documents fiscaux de 2019. Ardent défenseur de la réduction des risques, celui qui dirigeait le centre récemment encore a simultanément bénéficié des largesses de… Philip Morris. En 2017, la firme a en effet confié à Riccardo Polosa près de 1 million d’euros pour évaluer l’e-cigarette et l’IQOS.

Cette confusion entre financeur et financé est criante à bien des niveaux. « Nous sommes indépendants de notre financeur. Ce n’est pas une affirmation, c’est un fait légal, éthique et non négociable », assurait pourtant Derek Yach dans la revue médicale The Lancet en 2019. Faute d’avoir trouvé d’autres donateurs que Philip Morris, il a cependant rapidement abandonné le projet initial de diversifier les sources de financement de la fondation. Mais sa dépendance va bien au-delà du virement annuel de 80 millions de dollars. Elle est originelle.

Au cours de l’été 2017, mentionne-t-il dans son livre, Derek Yach s’est rendu une nouvelle fois au siège de Philip Morris, à Lausanne. Un séjour de deux semaines « avec des cadres et des scientifiques de PMI, pour finaliser la composition du conseil d’administration et fixer les priorités de la nouvelle fondation ». Dans une déclaration d’intérêts publiée la même année, il a même relaté avoir reçu une compensation financière du cigarettier « pour son voyage initial et le temps spécifiquement lié au développement » du projet. Selon la déclaration fiscale de la fondation en 2019, sa rémunération annuelle de président avoisinait alors le million de dollars (environ 840 000 euros).

Mêmes cabinets de relations publiques (Ogilvy, APCO, Ruder Finn…), de consultants (McKinsey, Kantar…) et d’avocats (BakerHostetler) que Philip Morris. Même positionnement sur la réduction des risques et les nouveaux produits. Parallèles évidents entre les projets financés par la fondation et certaines initiatives de Philip Morris au Malawi ou en Inde… Ni Derek Yach, sollicité à plusieurs reprises, ni Philip Morris, qui a exprimé une franche hostilité à l’égard de notre enquête, n’ont répondu à nos questions, préférant nous adresser chacun une déclaration générale.

Parmi ses conditions préalables pour accéder à notre demande, Philip Morris a par exemple exigé qu’une « diversité d’opinions soit représentée », « afin de nous assurer que vous ne désinformez pas les hommes et les femmes qui fument concernant les meilleurs choix qui s’offrent à eux aujourd’hui plutôt que de continuer à fumer ».

•• Proximité embarrassante avec la firme

L’accusation de proximité la plus embarrassante entre la fondation et la firme vient de l’intérieur. En litige pour licenciement abusif, l’ancienne directrice des médias numériques et sociaux de la fondation accuse l’organisation d’« être aux ordres de Philip Morris et Altria », maison mère de Philip Morris USA.

La fondation, affirme Lourdes Liz dans sa plainte, en date de janvier 2021, « détourne son statut d’organisme à but non lucratif exonéré d’impôts pour agir comme une organisation-écran pour l’industrie du tabac et promouvoir un message en faveur du vapotage chez les jeunes et les adolescents, nocif pour la santé publique ». Durant l’été 2018, témoigne-t-elle notamment, Derek Yach a rencontré des représentants d’Altria et souhaitait inclure des éléments de langage de la firme dans la communication de la fondation.

Lourdes Liz avait exprimé sa désapprobation : ce type d’interactions est rigoureusement interdit par la convention (pledge agreement) qui délimite le périmètre de l’engagement de Philip Morris pour garantir l’indépendance de la fondation. Selon ce texte, les décisions de l’organisation devaient être « libres de toute influence » de son donateur.

•• Fin de non-recevoir de l’OMS

Si les allégations de Lourdes Liz, qui, dans l’attente du procès qui l’oppose à son ancien employeur, n’a pas souhaité s’exprimer, n’arriveront sans doute pas devant un tribunal avant plusieurs mois, l’une est aisément vérifiable. Elle concerne la synchronisation d’une offensive de lobbying visant l’OMS et la Convention-cadre début 2019.

Le 24 janvier 2019, à l’occasion du Forum économique mondial de Davos, Philip Morris a publié une longue déclaration qui vise l’OMS sans la nommer. « La guerre entre les lobbys antitabac et l’industrie fait rage depuis bien trop longtemps. Il est temps, maintenant, de signer une trêve », assure la firme. Aux sceptiques, elle demande de « mettre de côté leurs préjugés » et de la soutenir dans sa « mission historique ». Les opposants qui s’entêtent, assène-t-elle, « entravent des solutions de santé publique », « retardent le changement » et « privent les fumeurs de ces alternatives ».

C’est aussi le jour qu’a choisi Derek Yach pour écrire à l’OMS. La fondation a beau jurer soutenir « sans équivoque » la Convention-cadre, il lui demande « de revoir sa déclaration initiale » qui déconseille aux chercheurs et aux gouvernements de collaborer avec eux. Une requête qui revient à demander à l’OMS de violer ou de modifier l’article 5.3. La réponse de son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, arrive, quelques jours plus tard, limpide : « L’OMS ne fera PAS de la Fondation pour un monde sans fumée un partenaire », tweete-t-il.

En dépit des moyens déployés, le plan de Philip Morris semble ne pas se dérouler totalement comme prévu. La firme « a dû penser que la fondation leur livrerait l’OMS en raison de la position antérieure de Derek Yach et de ses connexions au niveau mondial, analyse Ruth Malone. Mais peut-être ont-ils surestimé sa capacité à gagner les cœurs et les esprits. Et peut-être a-t-il, lui, sous-estimé la force de la solidarité au sein du mouvement antitabac contre les fabricants ».

Pour des raisons qui n’ont pas été rendues publiques, Philip Morris a décidé de revoir drastiquement à la baisse ses contributions à la fondation en septembre 2020. Ainsi, le quasi-milliard annoncé au départ a été réduit à 525 millions de dollars (441 millions d’euros).

La fondation aurait-elle échoué aux yeux de son unique financeur ? « Ils n’ont pas réussi à briser l’OMS, observe Ruth Malone. Mais ils ont réussi à fracturer le mouvement antitabac, les chercheurs en particulier. » (…)

•• Un dangereux précédent

En juin 2020, en effet, la vénérable revue scientifique American Journal of Public Health publie un numéro spécial sur la cigarette électronique. Le mouvement antitabac y découvre avec stupéfaction un article défendant les arômes des e-liquides signé par Derek Yach, Patricia Kovacevic, une ancienne employée de Philip Morris, et Brian Erkkila, vice-président de la fondation chargé de la santé, de la science et de la technologie (qui deviendra directeur des affaires réglementaires chez Swedish Match, un fabricant de tabac suédois, en mars 2021).

Tandis que les rédacteurs en chef de la revue se justifient en arguant que « les firmes et leurs intérêts ont leur mot à dire dans le processus réglementaire », des dizaines de scientifiques protestent contre le « dangereux précédent » que représente cette « légitimation » de la voix de l’industrie du tabac dans une revue dédiée à la promotion de la santé publique. « Il est presque certain que la fondation se sert de votre nom et de votre crédibilité pour propager la pandémie de tabagisme », enragent d’autres.

Des documents internes analysés par Ruth Malone décrivent un plan que Philip Morris fomentait dès 1995 afin de « diviser pour mieux régner » : le « projet Sunrise ». Pour rompre l’unité au sein du mouvement antitabac « en exploitant les différences d’opinion » entre modérés et – déjà – « prohibitionnistes », la firme prévoyait alors de « créer un clivage entre les différents groupes antis » et de « favoriser un débat qui divise les antis » (…) 

« Les gens doivent comprendre que tout cela s’inscrit dans un contexte plus large, devise Ruth Malone. La question ne se limite pas à tel produit ou tel problème de santé. Il s’agit d’un combat politique mondial pour savoir qui, de la santé publique ou de l’industrie du tabac, va gagner. »