La Commission européenne vient de publier de nouvelles directives anti-tabac (voir 18 septembre), préconisant notamment l’interdiction de la cigarette sur les terrasses des bars.
Si elle était appliquée, cette mesure pourrait s’avérer liberticide, estime l’essayiste et agrégé de philosophie Nathan Devers (voir 20 juin et 10 novembre 2021, 3 décembre 2023) dans un entretien avec Le Figaro daté du 26 septembre.
Le Figaro : Mardi, la Commission européenne a publié ses recommandations pour lutter contre le tabagisme, préconisant l’extension de l’interdiction de la cigarette dans certains espaces extérieurs : terrasses, arrêts de bus, espaces de travail… Faut-il y voir une injonction liberticide ?
Nathan Devers : Oui, à condition de définir clairement le terme « liberticide ». Le problème de ces recommandations ne tient pas à leur volonté de limiter des libertés individuelles, qui n’est pas en soi « liberticide ». Qu’on doive, au seuil de la vie collective, troquer sa liberté naturelle contre une liberté civile, tel est le cœur de toutes les théories du pacte social.
Que la seconde soit restreinte en fonction de critères (ne pas nuire à la santé d’autrui, par exemple) est la condition sine qua non de la garantie juridico-politique des droits humains. Appliquées à la santé publique, cela signifie que la liberté du fumeur ne doit pas empiéter sur celle du non-fumeur. Je peux m’abîmer les poumons à condition de ne pas exposer autrui au risque que je m’inflige.
Or c’est précisément ce que ces recommandations remettent en cause : le droit, pour l’individu, de se nuire à lui-même. En voulant marginaliser davantage les fumeurs, les exclure des lieux auxquels ils étaient relégués, le politique ne se contente pas de les prier de s’adonner à leur vice dans leur coin. Insidieusement, il les invite à se protéger d’eux-mêmes. Sous couvert de santé publique, il leur adresse une injonction d’ordre moral : « Prenez soin de vous ».
L’hygiène individuelle de vie devient l’objet d’une éthique émanant du pouvoir. Ce glissement est, lui, liberticide. Dans l’État de droit libéral, la loi énonce ce qui est légal, mais reste insubordonnée à toute référence « morale ». Non pour faire de l’immoral, car l’État n’a pas à décréter ce qui est Bien.
Notre droit – positif – ne provient ni de la nature, ni de Dieu, il est une construction politique. Dès lors que le politique confond les sphères juridique et éthique, et substitue la « liberté positive » à la « liberté négative » (Ruwen Ogien), il s’engage dans une voie qu’il faut qualifier de liberticide.
Le Figaro : À terme, l’organe exécutif de l’Union européenne vise une génération sans tabac d’ici à 2040 …
Nathan Devers : La pente liberticide se mire tout entière dans cette aspiration. Faire naître une « génération sans tabac », protéger la jeunesse de ce fléau qui a causé tant de maladies. De prime abord, seul un esprit tordu pourrait émettre la moindre objection contre cet idéal, qui semble frappé au coin du bon sens. Mais, à l’aune de la question des libertés, son évidence s’évapore.
Cet objectif, non content de rendre nécessaire la prévention sur les méfaits du tabac, ôte à l’individu la possibilité, in fine, de faire du bien ou du mal à son corps. Or, un citoyen peut estimer – il s’agit de morale personnelle entre soi et soi – que, parmi les valeurs qui régissent sa vie, la santé n’est pas première et peut être sacrifiée en partie pour autre chose.
Les exemples seraient légion d’artistes, d’écrivains, d’artisans qui, parfaitement conscients des risques du tabac, ont jugé que sa consommation était justifiée par une cause supérieure. Barthes, Sartre, le Deleuze de L’Abécédaire à propos de l’alcool. Même Maurice de Fleury, un médecin hygiéniste du XIXe siècle, avoua qu’il écrivit son pamphlet antitabac en fumant cigarette sur cigarette…
Je n’entends évidemment pas faire l’apologie de la consommation de substances nocives, mais rappeler que celle-ci, tant qu’elle ne nuit pas à autrui, doit relever d’un choix propre à chacun.
Le Figaro : Que dit cette volonté d’empêcher le citoyen de fumer de notre rapport à l’autre ?
Nathan Devers : Qu’un non-fumeur ait le droit d’être « préservé » du tabagisme passif, voilà qui semble parfaitement légitime. C’est à ce titre que la cigarette fut écartée de la plupart des espaces collectifs (mairies, écoles, avions, intérieurs des restaurants). Mais, avec le rêve d’une génération sans tabac, il s’agit désormais de criminaliser le fumeur. Du moins de le marginaliser moralement. Si une telle idée venait à se réaliser, le fumeur incarnerait la figure du mauvais citoyen.
Derrière cela, je ne peux m’empêcher, là encore, de déceler l’influence d’un imaginaire hygiéniste, qui me semble politiquement dangereux. Cette représentation d’autrui comme un corps dangereux, dont la vie dissolue serait vectrice de miasmes. Cette idée qu’autrui est une maladie en puissance qui peut me contaminer. Qu’il représente une menace contre mon existence.
Tout cela, suscite, bien sûr, des pulsions de rejet : je dois le mettre à l’écart car sa chair est malsaine. Inutile de faire un point Godwin pour rappeler combien ce champ lexical est dangereux. Que l’hygiénisme peut très vite devenir la métaphore d’autres systèmes d’exclusions.
Le Figaro : Vous décriez la dérive hygiéniste qui considère la vie à travers le seul prisme scientifique et médical. Quel lien entretient la santé avec le bonheur ?
Nathan Devers : Cela rejoint la place de la science dans la vie collective. Les scientifiques ont bien entendu plus de légitimité que vous et moi sur les questions de santé. Je conçois qu’il faille leur donner cette place. Mais ils ont à traiter les questions médicales, sans outrepasser ce domaine : ce n’est pas à eux de déterminer ce que doit être le bonheur.
Nietzsche articule justement bonheur et santé. Il exalte la « grande santé », comme santé passée par la faiblesse et de la force, ayant surmonté des épreuves, physiques ou psychologiques. Il y voit une santé vitale au sens large, bien supérieure à la santé définie minimalement comme absence de maladie. Je crois qu’il peut y avoir des stratégies de bonheur autres que la fétichisation de la santé.
Autrement dit, gardons-nous d’absolutiser une formule magique du bonheur sanitaire, antinomique avec le bonheur démocratique, au risque de se condamner à un bonheur anonyme, de masse, imposé d’en haut. Une sorte de bonheur sans gens heureux.
L’ivresse, vous dira le médecin, abîme le foie. C’est pourtant une expérience corporelle permettant des réflexions élevées. Platon, dans son Banquet, fait bien de l’ivresse un vecteur de sagesse. Des expériences corporelles que l’on qualifierait de « mise en danger » peuvent enrichir. Dire que la pensée, la vie, le bonheur passent par le corps n’induit pas l’exclusion du risque. Le bonheur n’est incompatible ni avec le risque, ni avec la transcendance, c’est-à-dire littéralement le dépassement de soi.