Pro-tabac non. Anti-hygiéniste oui … L’agrégé de philosophie et auteur du livre « Espace fumeur », Nathan Devers (voir 20 juin et 10 novembre 2021), réagit dans un entretien Figaro Vox à l’interdiction de fumer dans l’espace public programmée dans le nouveau Plan national de Lutte contre le Tabac présenté cette semaine (voir 28 novembre).
Il voit dans ces mesures antitabac une forme de puritanisme qui tourne le dos à la liberté.
Le Figaro : Comment avez-vous accueilli l’annonce du ministre de la Santé sur l’interdiction prochaine de fumer sur les plages et dans les parcs ?
Nathan Devers : Peu d’étonnement, mais une forme de lassitude croissante. Je n’ai pas été surpris par ce plan antitabac annoncé par le Gouvernement, ni même par les réactions indignées de certaines associations estimant que ce plan n’allait pas assez loin. C’est la confirmation d’une politique qui, depuis des décennies, fait tout pour congédier la cigarette de l’espace public.
On veut signifier clairement aux fumeurs qu’ils n’ont plus leur place dans la société. Le mythe de la « pause clope », du tabac comme vecteur de socialité, de mystère, de poésie, de rêverie, d’érotisme, d’inspiration, est définitivement mort.
Face à cette tendance, ma réaction n’est pas de proposer une défense irresponsable de la cigarette, de négliger les immenses dangers qu’elle véhicule, de porter un regard relativiste sur les vies qu’elle détruit, encore moins d’inciter l’humanité à se carboniser les poumons. Mais de poser une simple question : qu’est-ce qui se consume, avec la cigarette ?
Le Figaro : Vous évoquez dans votre livre la situation des États-Unis, où la lutte contre le tabagisme est bien plus avancée qu’en France. La France est-elle en train de s’aligner sur ce modèle ?
N. D. : L’histoire du tabac est l’histoire d’allées et venues successives entre l’Amérique et l’Europe.
Traversant l’Atlantique dans un sens et dans l’autre, elle n’a cessé d’osciller entre ces deux continents. Le tabac vient d’Amérique du Sud, c’était une plante associée à un certain nombre de mythes que Lévi-Strauss a étudiés : il y est vu comme la plante de la civilisation, de la culture contre la nature, et comme la plante de l’esprit, notamment chez les Cariris. Cela a été importé en Europe où le tabac a été associé à l’esprit, à la culture, au raffinement, à la socialité, à la générosité. C’est la fameuse ouverture du Don Juan, où Sganarelle prononce cet éloge paradoxal : « Quoi que puissent dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac. »
Ensuite le tabac a refait un mouvement aux États-Unis avec l’intégration de la cigarette industrielle dans le soft power américain, à travers toutes les publicités faisant croire que le tabac était bon pour la santé, le cinéma américain qui survalorisait le tabac, l’image d’Épinal des soldats américains distribuant cigarettes et chewing-gums.
Les États-Unis et le monde anglo-saxon en général ont ensuite pris énormément d’avance dans la volonté d’éradiquer le tabac. Mon livre s’achève à New York, ville qui cristallise toute l’histoire du tabac. Capitale des fumeurs, naguère devenue mégapole hygiéniste, avec salles de sport dans tous les immeubles et coins fumeurs sur des bouts de trottoir. L’objectif de ces mesures est de faire en sorte que le fumeur soit associé à une figure aussi infamante que l’alcoolique, à « un truc qui ne va pas ». Derrière tout cela, il y a une vision de l’espace public comme espace public purifié, des problèmes de santé mais aussi des gens impurs.
Le Figaro : Comment expliquer que le tabac, jadis perçu comme banal, soit désormais stigmatisé ?
N. D. : Aujourd’hui, le seul critère à l’aune duquel on va évaluer le tabac est le critère médical, envisagé du point de vue purement quantitatif de la diminution ou de l’augmentation de l’espérance de vie. On sait désormais, incontestablement, à quel point le tabac est dangereux pour la santé. Et il est absolument crucial d’intensifier les politiques de prévention et de communication sur les méfaits du tabac. Mais ce critère-là, purement biologique, doit-il être le seul paramètre des décisions politiques et, à l’échelle individuelle, le seul paradigme de nos existences ? La première chose que je trouve significative est ce nivellement total de la réflexion à l’aspect médical-quantitatif.
Je reviens, dans mon livre, sur une date de cette pulsion hygiéniste : la publication de l’Introduction à la médecine de l’esprit, ouvrage publié au tournant du XIXe et du XXe siècles. Son auteur, Maurice de Fleury, entendait purifier les pratiques des écrivains. Faire en sorte qu’ils cessent de fumer, de boire, de se ruiner la santé au nom de la création artistique. Or, l’obsession de Maurice de Fleury n’est pas seulement médicale. Son argument principal consiste à relever que les fumeurs écrivent des livres malsains. On voit ici comment, insidieusement, l’instinct de purification, de médical qu’il prétendait être, devient le vecteur d’une morale, avec tous les symptômes qu’un tel virage implique : haine de la liberté, des œuvres indécentes, de l’indépendance artistique, volonté de censure…
Et, comme tous les puritains, Maurice de Fleury a une âme de Tartuffe. Au détour d’une page, il finit par avouer que, pour rédiger son ouvrage, il a lui-même dû fumer abondamment !
Ce que je critique n’est absolument pas la médecine, encore moins l’exigence de santé publique, mais l’hygiénisme : cette noce pathologique du pouvoir et du savoir, cette pulsion de soigner qui devient maladive. Guérir les individus contre leur gré. Les guérir de leurs tares physiques autant que de leurs vices moraux. Les purifier avant tout des dangers de leur liberté.
Le Figaro : Pourtant la connaissance des dangers du tabac n’est pas nouvelle, elle date des années 1960 au moins. Comment expliquer ce changement d’état d’esprit ?
N. D. : La prise de conscience a quand même été salutaire. Ma défense de la cigarette n’est pas celle d’un criminel ! Il faut dire qu’il y a eu un mensonge gravissime d’un certain nombre de promoteurs, comme Bernays aux États-Unis, qui ont eu recours à des procédés infâmes pour faire croire, non seulement que la cigarette n’était pas dangereuse, mais même qu’elle était recommandée par des médecins, en achetant des médecins pour des campagnes promotionnelles … Dans une célèbre lettre, Proust raconte à sa mère que pendant des crises d’asthme il va de tabac en tabac pour acheter des « cigarettes antiasthmatiques » afin d’arranger l’état de ses poumons.
Je ne suis pas contre le fait de faire des grandes campagnes de communication pour expliquer aux jeunes à quel point la cigarette peut les tuer, leur donner des cancers, des problèmes cardiaques, neurologiques, etc.
Mais il y a tout un tas de gens qui sont conscients des risques qu’il y a à fumer, et qui refusent pour autant d’abandonner la cigarette. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que tout simplement nous refusons d’être dans la logique de ce que Nietzsche appelait « le dernier des hommes », celui qui incarne l’étape ultime du nihilisme, pour qui le seul critère d’une vie réussie, c’est que la vie soit aussi longue que possible, mais qui serait totalement incapable d’expliquer le pourquoi de ce désir de longévité. Or la beauté du concept nietzschéen de « grande santé » est précisément le contraire d’une santé qui serait indemne de toute attaque. C’est une santé qui passe par la perspective de la maladie.
Le vrai problème de l’hygiénisme, c’est d’estimer qu’il est légitime politiquement d’interdire à un individu de faire du mal à sa propre santé. En cela l’hygiénisme est incompatible avec l’esprit de la démocratie. L’esprit de la démocratie, c’est d’empêcher les gens de faire du mal à autrui.
Là où il y a un glissement, où Roland Barthes percevait une « petite lueur inquiétante » (comprenez : totalitaire, dans sa langue), c’est quand on enlève aux individus la possibilité de s’autodétruire, même s’ils jugent que c’est légitime.