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3 Déc 2023 | Pression normative
 

Pro-tabac non. Anti-hygiéniste oui … Lagrégé de philosophie et auteur du livre « Espace fumeur », Nathan Devers (voir 20 juin et 10 novembre 2021), réagit dans un entretien Figaro Vox à linterdiction de fumer dans lespace public programmée dans le nouveau Plan national de Lutte contre le Tabac présenté cette semaine (voir 28 novembre).

Il voit dans ces mesures antitabac une forme de puritanisme qui tourne le dos à la liberté.

Le Figaro :  Comment avez-vous accueilli l’annonce du ministre de la Santé sur l’interdiction prochaine de fumer sur les plages et dans les parcs ?

Nathan Devers : Peu d’étonnement, mais une forme de lassitude croissante. Je nai pas été surpris par ce plan antitabac annoncé par le Gouvernement, ni même par les réactions indignées de certaines associations estimant que ce plan nallait pas assez loin. Cest la confirmation dune politique qui, depuis des décennies, fait tout pour congédier la cigarette de lespace public.

On veut signifier clairement aux fumeurs quils nont plus leur place dans la société. Le mythe de la « pause clope », du tabac comme vecteur de socialité, de mystère, de poésie, de rêverie, d’érotisme, dinspiration, est définitivement mort.

Face à cette tendance, ma réaction nest pas de proposer une défense irresponsable de la cigarette, de négliger les immenses dangers quelle véhicule, de porter un regard relativiste sur les vies quelle détruit, encore moins dinciter lhumanité à se carboniser les poumons. Mais de poser une simple question : quest-ce qui se consume, avec la cigarette ?

Le Figaro : Vous évoquez dans votre livre la situation des États-Unis, où la lutte contre le tabagisme est bien plus avancée qu’en France. La France est-elle en train de s’aligner sur ce modèle ?

N. D. : Lhistoire du tabac est lhistoire dallées et venues successives entre lAmérique et lEurope. 

Traversant lAtlantique dans un sens et dans lautre, elle na cessé dosciller entre ces deux continents. Le tabac vient dAmérique du Sud, c’était une plante associée à un certain nombre de mythes que Lévi-Strauss a étudiés : il y est vu comme la plante de la civilisation, de la culture contre la nature, et comme la plante de lesprit, notamment chez les Cariris. Cela a été importé en Europe où le tabac a été associé à lesprit, à la culture, au raffinement, à la socialité, à la générosité. Cest la fameuse ouverture du Don Juan, où Sganarelle prononce cet éloge paradoxal : « Quoi que puissent dire Aristote et toute la philosophie, il nest rien d’égal au tabac. » 

Ensuite le tabac a refait un mouvement aux États-Unis avec lintégration de la cigarette industrielle dans le soft power américain, à travers toutes les publicités faisant croire que le tabac était bon pour la santé, le cinéma américain qui survalorisait le tabac, limage d’Épinal des soldats américains distribuant cigarettes et chewing-gums.

Les États-Unis et le monde anglo-saxon en général ont ensuite pris énormément davance dans la volonté d’éradiquer le tabac. Mon livre sachève à New York, ville qui cristallise toute lhistoire du tabac. Capitale des fumeurs, naguère devenue mégapole hygiéniste, avec salles de sport dans tous les immeubles et coins fumeurs sur des bouts de trottoir. Lobjectif de ces mesures est de faire en sorte que le fumeur soit associé à une figure aussi infamante que lalcoolique, à « un truc qui ne va pas ». Derrière tout cela, il y a une vision de lespace public comme espace public purifié, des problèmes de santé mais aussi des gens impurs.

Le Figaro : Comment expliquer que le tabac, jadis perçu comme banal, soit désormais stigmatisé ?

N. D. : Aujourdhui, le seul critère à laune duquel on va évaluer le tabac est le critère médical, envisagé du point de vue purement quantitatif de la diminution ou de laugmentation de lespérance de vie. On sait désormais, incontestablement, à quel point le tabac est dangereux pour la santé. Et il est absolument crucial dintensifier les politiques de prévention et de communication sur les méfaits du tabac. Mais ce critère-là, purement biologique, doit-il être le seul paramètre des décisions politiques et, à l’échelle individuelle, le seul paradigme de nos existences ? La première chose que je trouve significative est ce nivellement total de la réflexion à laspect médical-quantitatif.

Je reviens, dans mon livre, sur une date de cette pulsion hygiéniste : la publication de lIntroduction à la médecine de lesprit, ouvrage publié au tournant du XIXe et du XXe siècles. Son auteur, Maurice de Fleury, entendait purifier les pratiques des écrivains. Faire en sorte quils cessent de fumer, de boire, de se ruiner la santé au nom de la création artistique. Or, lobsession de Maurice de Fleury nest pas seulement médicale. Son argument principal consiste à relever que les fumeurs écrivent des livres malsains. On voit ici comment, insidieusement, linstinct de purification, de médical quil prétendait être, devient le vecteur dune morale, avec tous les symptômes quun tel virage implique : haine de la liberté, des œuvres indécentes, de lindépendance artistique, volonté de censure…

Et, comme tous les puritains, Maurice de Fleury a une âme de Tartuffe. Au détour dune page, il finit par avouer que, pour rédiger son ouvrage, il a lui-même dû fumer abondamment !

Ce que je critique nest absolument pas la médecine, encore moins lexigence de santé publique, mais lhygiénisme : cette noce pathologique du pouvoir et du savoir, cette pulsion de soigner qui devient maladive. Guérir les individus contre leur gré. Les guérir de leurs tares physiques autant que de leurs vices moraux. Les purifier avant tout des dangers de leur liberté.

Le Figaro : Pourtant la connaissance des dangers du tabac n’est pas nouvelle, elle date des années 1960 au moins. Comment expliquer ce changement d’état d’esprit ?

N. D. : La prise de conscience a quand même été salutaire. Ma défense de la cigarette nest pas celle dun criminel ! Il faut dire quil y a eu un mensonge gravissime dun certain nombre de promoteurs, comme Bernays aux États-Unis, qui ont eu recours à des procédés infâmes pour faire croire, non seulement que la cigarette n’était pas dangereuse, mais même quelle était recommandée par des médecins, en achetant des médecins pour des campagnes promotionnelles … Dans une célèbre lettre, Proust raconte à sa mère que pendant des crises dasthme il va de tabac en tabac pour acheter des « cigarettes antiasthmatiques » afin darranger l’état de ses poumons.

Je ne suis pas contre le fait de faire des grandes campagnes de communication pour expliquer aux jeunes à quel point la cigarette peut les tuer, leur donner des cancers, des problèmes cardiaques, neurologiques, etc.

Mais il y a tout un tas de gens qui sont conscients des risques quil y a à fumer, et qui refusent pour autant dabandonner la cigarette. Quest-ce que cela veut dire ? Que tout simplement nous refusons d’être dans la logique de ce que Nietzsche appelait « le dernier des hommes », celui qui incarne l’étape ultime du nihilisme, pour qui le seul critère dune vie réussie, cest que la vie soit aussi longue que possible, mais qui serait totalement incapable dexpliquer le pourquoi de ce désir de longévité. Or la beauté du concept nietzschéen de « grande santé » est précisément le contraire dune santé qui serait indemne de toute attaque. Cest une santé qui passe par la perspective de la maladie.

Le vrai problème de lhygiénisme, cest destimer quil est légitime politiquement dinterdire à un individu de faire du mal à sa propre santé. En cela lhygiénisme est incompatible avec lesprit de la démocratie. Lesprit de la démocratie, cest dempêcher les gens de faire du mal à autrui.

Là où il y a un glissement, où Roland Barthes percevait une « petite lueur inquiétante » (comprenez : totalitaire, dans sa langue), cest quand on enlève aux individus la possibilité de sautodétruire, même sils jugent que cest légitime.