Nouveau décryptage de Keren Lentschner (voir 21 février), dans Le Figaro du 13 mai, sur la stratégie des cigarettiers face au déclin de la consommation de cigarettes. Nous le reproduisons intégralement.
« Arrêtez de fumer ou vous ne sortirez jamais avec ma fille ! ». Tel est l’avertissement lancé par Jacek Olczak, PDG de Philip Morris International (voir 12 mai 2022), la maison-mère de Marlboro, au futur petit-ami de son aînée. L’anecdote, confiée récemment par le dirigeant au Financial Times, en dit long sur l’état d’esprit qui règne désormais chez le leader mondial du tabac et la transformation opérée ces dernières années.
Fin 2016, Philip Morris a fait le vœu d’un « monde sans fumée ». « Un jour, il faudra rappeler aux gens que notre entreprise vendait des cigarettes dans le passé », déclare Jacek Olczak, lui-même ancien fumeur.
•• Si PMI (Philip Morris International) est le cigarettier qui a poussé le plus loin sa stratégie de transformation, la plupart de ses concurrents lui ont emboîté le pas. Car le constat est sans appel : la consommation de tabac ne cesse de baisser.
En 2020, les fumeurs représentaient 17 % de la population mondiale, contre près de 27 % en 2000, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). La chute devrait se poursuivre, avec 15,4 % à horizon 2025. Ce recul se traduit aussi dans les volumes vendus. Si 5 800 milliards de cigarettes étaient encore achetées en 2007, leur nombre a chuté à 4 700 milliards l’an passé. Il devrait atteindre 4 500 milliards d’ici à 2025.
Le recul de la cigarette est notamment la conséquence de règlementations de plus en plus contraignantes dans les pays occidentaux depuis vingt ans. Hausses de prix, paquet neutre, interdiction de fumer dans les restaurants ou les lieux publics … : beaucoup de fumeurs ont fini par jeter l’éponge. « Nous savons que les volumes ne vont cesser de chuter » lâche un cigarettier « il faut s’y préparer et éviter le « syndrome Kodak ». » (…)
•• L’idée d’une évolution du modèle économique prend corps dans l’industrie au début des années 2010.
« Les fumeurs cherchaient des alternatives au tabac moins nocives qui leur permettent d’avoir du plaisir sans culpabilité » résume Romain Laroche (voir 20 mars 2023), Directeur général de Seita, filiale de Imperial Brands (Gauloises, Davidoff…). Il fallait leur proposer de nouveaux produits. »
Deux tendances vont alors se dessiner: la première autour de la cigarette électronique, qui émerge en Chine dès le début des années 2000; la deuxième autour du tabac à chauffer, avant que la plupart des acteurs ne se décident à offrir l’ensemble de la gamme (y compris des sachets de nicotine).
Un tiers des revenus de PMI viennent aujourd’hui d’alternatives à la cigarette, à commencer par Iqos, son dispositif de tabac à chauffer. Cette part devrait atteindre 50 % d’ici à 2025. L’entreprise a réussi à installer une marque puissante, Iqos (25 millions de consommateurs).
Chez BAT (Lucky Strike, Vogue…), les nouvelles catégories représentent 14,8 % de l’activité (voir 17 février 2023). Chez JTI (Winston, Camel…), qui mise surtout sur le tabac à chauffer, c’est moins de 5 % (voir 24 avril 2023).
•• Pour engager leur transformation et résister face à des acteurs déjà établis, les Big Tobacco ont mené des acquisitions : Imperial Brands a racheté Blu, Altria a mis la main sur Juul … PMI, lui, n’a pas hésité à étendre son périmètre jusqu’à la santé. Il s’est offert le laboratoire danois Fertin Pharma, spécialisé dans les produits de substitution au tabac (chewing-gums, gommes…), ou encore Vectura, le spécialiste anglais des médicaments à inhaler.
Reste encore à rendre ces activités profitables. BAT espère y arriver l’an prochain avec un an d’avance. PMI, qui a investi 9 milliards de dollars dans les alternatives au tabac, y parvient dans certains pays comme le Japon.
Cela dépend notamment de la réglementation. En outre, la concurrence est rude face aux spécialistes de la vape. En France, les cigarettiers ne détiennent que 15 % du marché.
•• Malgré les pressions sur leur modèle économique, leurs finances résistent bien. Certes, ils enregistrent un recul de leurs ventes en volumes, à l’exception de PMI en croissance depuis deux ans (+3,2 % en 2022).
Mais leur chiffre d’affaires continue à croître (+7,7 % pour PMI l’an passé, +14,3 % pour JTI). Surtout, « les plus grands cigarettiers sont parvenus à maintenir une rentabilité très élevée au cours de la dernière décennie, avec une marge dépassant les 40 % », constate David Beadle, spécialiste du secteur chez Moody’s.
Chez PMI, 79% des profits viennent encore des cigarettes. Ces performances s’expliquent en partie grâce aux hausses de prix des cigarettes pratiquées par les entreprises (+6 % chez Imperial Brands l’an passé) pour compenser les hausses de la fiscalité. La France, où le prix du paquet dépasse désormais les 10 euros, ne fait pas exception. Le 1er mars, de nouvelles hausses sont entrées en vigueur (+0,50 à 0,70 euro sur les cigarettes), alignées sur l’inflation.
Autre levier de croissance pour les Big Tobacco, les pays émergents, où la consommation reste élevée. « Dans des pays comme la Chine, l’Indonésie, la Turquie et la Russie, il n’y a pas de stigmatisation des fumeurs comme ça peut être le cas en Occident », constate David Beadle.
Chez PMI, l’Egypte, la Thailande et la Turquie figurent parmi les marchés en plus forte croissance. Mais c’est l’Indonésie, où l’entreprise s’est longtemps appuyée sur la pub TV, qui rafle la mise (en nombre de cigarettes vendues).
•• Il n’empêche, les défis ne manquent pas pour l’avenir. Face au vapotage aussi, le ton des pouvoirs publics se durcit. Si la Grande-Bretagne a fait le choix de favoriser la vape pour aider les fumeurs à sortir du tabac, ce n’est pas le cas de tous les pays européens.
En France, les professionnels du secteur redoutent une interdiction des arômes qui pourrait, selon eux, entraîner un coup de frein sur les ventes. Les cigarettiers font face aussi à la concurrence croissante des « puffs », ces cigarettes électroniques jetables qui font notamment fureur auprès des jeunes grâce à leurs arômes acidulés et leur facilité d’usage.
Au point que plusieurs géants du tabac (BAT, Imperial Brands, PMI) ont, à leur tour, lancé leur propre modèle. Illustration : Le Figaro