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21 Fév 2023 | Profession
 

Le nombre de fumeurs recule dans le monde. Un défi pour l’industrie du tabac, encore florissante, qui parie sur la diversification.

C’est ainsi que s’entame un remarquable article de synthèse de Keren Lentschner que nous reproduisons. Sur la base d’informations que nous relatons tous les jours ici-même.

Dans le film Thank You for Smoking, sorti en 2005, un lobbyiste séduisant et ambitieux, Nick Naylor, met son charme au service d’un puissant cigarettier pour contrer les effets de la politique de prévention contre le tabagisme. « La cigarette redeviendra sexy », promet-il à ses clients, les Big Tobacco.

Près de vingt ans plus tard, la prophétie du lobbyiste ne s’est pas réalisée. Le tabac reste pointé du doigt, responsable de 8 millions de morts chaque année dans le monde, deux fois plus qu’au début de ce siècle. Partout, la prise de conscience de la nocivité de la cigarette a entraîné un durcissement des politiques de santé publique. Fini l’époque où l’on fumait dans le train, en discothèque ou au restaurant.

Ces contraintes ont incité de nombreux fumeurs à cesser leur consommation de cigarettes, faisant planer une menace durable sur les fabricants de tabac (Philip Morris, Altria, Imperial Brands, Japan Tobacco, British American Tobacco). Sont-ils pour autant condamnés à disparaître ?

•• L’inexorable baisse de la consommation du tabac

Les cigarettiers sont confrontés à un changement radical des comportements. Depuis vingt ans, le nombre de fumeurs n’a cessé de reculer. En 2020, ils représentaient 17 % de la population mondiale, contre près de 27 % en 2000, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La chute devrait se poursuivre, avec 15,4 % à horizon 2025.

Ce recul se traduit aussi dans les volumes vendus. Si 5,8 milliards de cigarettes étaient encore consommées en 2007, leur nombre a chuté à 4,7 milliards l’an passé. Il devrait atteindre 4,5 milliards d’ici à 2025.

En parallèle, les Big Tobacco ont fait face à l’émergence de produits alternatifs au tabac, à commencer par la cigarette électronique, inventée en 2003 par un pharmacien chinois, Hon Lik, qui voit son père, gros fumeur, mourir d’un cancer du poumon (voir 14 février 2017). Deux ans plus tard, les premières e-cigarettes, importées d’Asie, font leur entrée aux États-Unis et dans l’Union européenne, commercialisées par des acteurs indépendants.

Dans l’Hexagone, il faut attendre 2011 pour assister à l’explosion de ce marché avec la multiplication des « vape shops » dont le nombre atteint 2 400 fin 2014.

Dans le même temps, outre des hausses de prix – parfois massives – imposées par les gouvernements, les géants du tabac font les frais de réglementations de plus en plus contraignantes.

L’Australie a instauré le paquet neutre il y a dix ans, suivie de la France en 2016 puis d’autres pays d’Europe. L’étau se resserre aussi sur la distribution. Aux Pays-Bas, la vente de cigarettes, interdite dans les distributeurs automatiques depuis un an, sera prohibée en 2024 dans les supermarchés (55 % du marché local).

Fumer dans les bars et les restaurants est désormais interdit quasiment partout en Europe. La Suède a même étendu l’interdiction aux terrasses en 2019. Aux États-Unis, il faut désormais avoir 21 ans pour acheter du tabac.

La multiplication de ces vents contraires fait trembler les géants du tabac. Et au-delà, l’ensemble de la filière. Plus de 100 millions de personnes vivent directement ou indirectement de cette industrie à travers le monde. Au Brésil, ce sont 135 000 producteurs de tabac. Au Malawi, 70 % des revenus à l’export proviennent des feuilles de tabac.

•• « Éviter le « syndrome Kodak »

Face à cette situation, le constat est sans appel. « Nous savons que les volumes ne vont cesser de chuter », lâche un cigarettier. « Il faut s’y préparer et éviter le syndrome Kodak. » C’est le cauchemar de la plupart des acteurs qui évoquent en coulisses les virages manqués par des entreprises comme Thomson, Nokia ou Kodak, condamnées ensuite à se scinder ou à disparaître. L’idée d’une évolution du modèle économique prend corps dans l’industrie au début des années 2010.

« Les fumeurs cherchaient des alternatives au tabac moins nocives qui leur permettent d’avoir du plaisir sans culpabilité », résume Romain Laroche, directeur général de Seita (Imperial Brands). « Il fallait leur proposer de nouveaux produits. » (voir 3 novembre 2022).

L’arrivée de nouveaux acteurs force les cigarettiers à se diversifier, avec un temps de retard. Deux tendances vont alors se dessiner, la première autour de la cigarette électronique, la deuxième autour du tabac à chauffer, avant que la plupart des acteurs ne se décident à offrir l’ensemble de la gamme. Pour accélérer sur le marché de la vape, les géants du tabac procèdent à des acquisitions.

En 2013, Imperial Brands rachète les brevets de Hon Lik et lance l’année suivante Jay et Puritane, en France et en Grande-Bretagne, qui se soldent par des échecs. En 2014, il acquiert Blu auprès de RJ Reynolds qui marque son offensive sur ce marché : il est le premier cigarettier à lancer un système de cigarette électronique dit « fermé » avec des capsules de liquides rechargeables.

Fin 2016, Philip Morris, numéro un mondial du tabac (propriétaire de Marlboro…), lance Iqos, son dispositif de tabac à chauffer, fer de lance de sa nouvelle stratégie de transformation. Son patron, André Calantzopoulos, s’engage alors à œuvrer pour un « monde sans fumée ». « Le moment viendra où nous pourrons commencer à envisager l’élimination des cigarettes », lâche-t-il.

À son tour, Altria investit fin 2018 près de 13 milliards de dollars pour acquérir 35 % de Juul, le trublion de la vape. Un investissement qui partira en fumée à la suite des déboires de la jeune société californienne.

•• Des performances financières à la hausse

Malgré les pressions sur leur modèle économique, les finances des géants du tabac résistent bien.

Ils enregistrent certes un recul de leurs ventes en volumes, à l’exception de PMI depuis deux ans (+3,2 % en 2022). Mais leur chiffre d’affaires continue à croître (+7,7 % pour PMI l’an passé, +14,3 % pour JTI). Surtout, « les plus grands cigarettiers sont parvenus à maintenir une rentabilité très élevée au cours de la dernière décennie, avec une marge dépassant les 40 % », constate David Beadle, spécialiste du secteur chez Moody’s.

Si le chiffre d’affaires et les profits des géants du tabac continuent d’augmenter, c’est en partie grâce aux hausses de prix des cigarettes (+6 % chez Imperial Brands l’an passé). « Les augmentations de tarifs compensent une bonne partie de la baisse de la consommation dans les pays occidentaux tandis que la croissance de la population dans le reste du monde permet globalement d’y maintenir les volumes », résume l’analyste de Moody’s.

La France, où le prix du paquet dépasse désormais les 10 euros, ne fait pas exception. Le 1er mars, de nouvelles hausses entreront en vigueur (+0,50 à 0,70 euro sur les cigarettes), alignées sur l’inflation. Elles risquent, selon les cigarettiers, d’avoir un effet direct sur le marché parallèle. « Nous nous attendons à une augmentation de 7,5 % des ventes illégales, une cigarette sur trois étant désormais achetée en dehors du réseau des buralistes », regrette Benoît Bas, responsable des affaires publiques de JTI.

Autre levier de croissance pour les Big Tobacco, les pays émergents, où la consommation reste élevée.

•• Les résultats mitigés de la diversification

En diversifiant leur modèle, les géants du tabac ont dû transformer leur culture. « Il a fallu nous doter de nouvelles compétences, en R&D, dans le digital, en marketing », explique Romain Laroche, « nous nous rapprochons aujourd’hui du modèle désiré. » Un défi d’autant plus important pour PMI qui a choisi d’étendre son périmètre jusqu’à la santé. La maison mère de Marlboro s’est offert le labo danois Fertin Pharma, spécialisé dans les produits de substitution au tabac (chewing-gums, gommes…), ainsi que Vectura, le spécialiste anglais des médicaments à inhaler.

La transformation est loin d’être achevée. PMI tire son épingle du jeu avec près d’un tiers de son chiffre d’affaires réalisé dans les produits « sans fumée », l’objectif étant d’atteindre 50 % d’ici 2025. Chez BAT, les nouvelles catégories représentent 14,8 % de l’activité. Chez JTI, qui mise surtout sur le tabac à chauffer (Ploom X), c’est moins de 5 % (voir 20 février 2023).

Dans l’e-cigarette cependant, les géants du tabac restent challengers dans de nombreux pays comme la France où les systèmes dits « ouverts » (les consommateurs rechargent eux-mêmes leur appareil avec les liquides de leur choix) détiennent 90 % du marché. De nouveaux acteurs comme le chinois Relx ou comme les fabricants de Puff, ces e-cigarettes jetables, marchent sur leurs plates-bandes.

Dans le tabac à chauffer, PMI est l’un des seuls à avoir réussi à installer une marque puissante, Iqos (25 millions de consommateurs), avec des magasins, un e-shop et des services dédiés.

Reste encore à rendre ces activités profitables. BAT espère y arriver l’an prochain avec un an d’avance. PMI, qui a investi 9 milliards de dollars dans les alternatives au tabac, y parvient dans certains pays comme le Japon. Cela dépend notamment de la réglementation. « Dans les pays où nous pouvons informer le consommateur, l’adoption du produit est en général plus rapide », confirme Emmanuel Babeau, directeur financier de PMI. Et la rentabilité peut alors être supérieure à celle des produits combustibles, selon nos informations.

Or face au vapotage aussi, le ton se durcit. Si la Grande-Bretagne a fait le choix de favoriser la vape pour aider les fumeurs à sortir du tabac, ce n’est pas le cas de tous les pays européens.

En France, alors qu’un nouveau plan de lutte national contre le tabac est en cours de rédaction, les professionnels du secteur redoutent une interdiction des arômes qui pourrait, selon eux, entraîner un coup de frein sur les ventes. Les cigarettiers se préparent une nouvelle fois à affronter des turbulences. Mais ces acteurs puissants ont démontré jusqu’ici qu’ils ne manquent pas de ressource.