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18 Déc 2021 | Trafic
 

La contrebande de cigarettes a pris une telle ampleur dans la ville qu’une « cellule clopes » s’est spécialisée au sein du commissariat de la division Nord (voir 7 décembre et 26 novembre). Et comme pour les stups, les trafiquants de tabac commencent à s’entretuer, avec en première ligne, les vendeurs à la sauvette (voir 16 novembre). Un long reportage de Libération.

•• Cet après-midi de novembre, un mistral glacé souffle sur Marseille.

À la station Gèze, terminus de la ligne 2 du métro, dans les quartiers Nord de la ville, une petite dizaine de jeunes hommes plus ou moins bien emmitouflés font le pied de grue, dans le froid. Visages burinés, yeux hagards et paquets de Marlboro à la main, ils quadrillent le secteur du marché aux Puces ( voir 7 décembre et 26 juillet)au niveau du rond-point qui dessert la voie rapide. La circulation est dense ce lundi après-midi.

Entre eux, ils échangent en arabe et baragouinent quelques mots de français avec les clients. « Combien pour un paquet ? D’où viennent ces cigarettes ? » s’enquiert-on auprès de l’un d’entre eux. 5 euros. Les cigarettes viennent de Belgique

Lorsqu’on tente d’aller un peu plus loin dans la conversation, notre interlocuteur, la vingtaine, fronce les sourcils et d’un geste d’agacement nous fait signe de déguerpir. Il est presque 17 heures, le business n’a pas dû être bon aujourd’hui, un homme passe à scooter et semble intimer aux vendeurs à la sauvette de baisser le prix à 4 euros.

•• Mais si ce manège semble bien inoffensif cet après-midi-là, il y a quelques jours, pendant le week-end de la Toussaint, au niveau de ce même rond-point du 15ème arrondissement, un revendeur de 30 ans a été abattu de plusieurs balles de 9 mm par un individu qui a pris la fuite en deux-roues (voir 2 novembre).

Quelques semaines plus tôt, mi-octobre, une attaque à la machette, au même endroit, visiblement pour le même motif, avait laissé la victime entre la vie et la mort.

En juillet, c’est un autre revendeur de 23 ans qui y était abattu, touché par deux balles sur les treize qui auraient été tirées, en plein après-midi, pour un vol de portable (voir 26 juillet). D’autres points de revente plus près du centre-ville, comme le quartier de la porte d’Aix, proche de la gare, ou le marché de Noailles, à deux pas du Vieux-Port, ne sont pas épargnés par ces règlements de comptes d’un nouveau genre , qui déciment à l’arme blanche et de plus en plus souvent par armes à feu, ces vendeurs à la sauvette, sur fond de guerres de territoires, comme celles qui font rage dans le trafic de stups.

•• Des guerres à l’image de l’ampleur du phénomène qui touche la France, premier pays d’Europe pour le trafic de cigarettes, qui génère à lui seul 58 % du marché (…) Et à Marseille, on atteint des sommets avec une cigarette sur deux consommées qui proviendrait de cette vente. Ces dernières années, ce marché, qui existe depuis bien longtemps dans la ville , a pris une ampleur considérable, drainant des consommateurs de toute la région.

C’est, d’une part, lié, comme ailleurs, à l’augmentation chronique du prix du paquet – au moins 10 euros en bureau de tabac – et, particularité plus locale, à la possibilité via les ferries, pour les trafiquants, d’exporter illégalement mais facilement des cartouches depuis les pays du Maghreb, avec une belle culbute à l’arrivée : des paquets achetés à peine plus d’un euro sur place sont revendus cinq fois leur prix en France.

•• Mais la crise sanitaire et le ralentissement des liaisons maritimes ont ouvert d’autres circuits. « Cela a eu pour conséquences de tarir l’arrivée de cigarettes de contrebande depuis l’Algérie qui alimentaient le marché de vente à la sauvette sur la ville », explique Dominique Laurens, procureure de la République à Marseille.

« Il a alors été constaté l’arrivée de cigarettes de contrefaçon produites dans des usines clandestines en Pologne, en Belgique ou en Espagne. Ce trafic est tenu par des groupes criminels structurés et violents, pour lesquels le trafic de cigarettes n’est qu’une activité illégale parmi d’autres. Leur présence était déjà connue ailleurs en France, notamment dans la région de Lyon, mais il s’agit d’une nouveauté sur Marseille », poursuit le parquet qui ne souhaite pas en dire plus sur les enquêtes en cours.

•• Des affaires qui remontent jusqu’à la justice, notamment du fait d’une unité spéciale : une « cellule clopes », comme la désignent les policiers, a été créée en mai 2019 au sein du commissariat de la division nord pour lutter plus efficacement contre ce trafic. Huit policiers sont dédiés à cette tâche et traquent les «grossistes» afin de débusquer leurs planques.

En un peu plus d’un an d’existence, la cellule a enregistré 96 interpellations pour trafic de cigarettes dont une vingtaine de personnes écrouées pour des peines allant de six mois à deux ans ferme. Et 13 000 cartouches ont été saisies. Soit près d’un million d’euros de préjudice pour l’État. Depuis le début de l’année, ce sont 26 personnes qui ont été interpellées, toutes déférées au tribunal judiciaire de Marseille, représentant 18 affaires résolues.

Côté Douanes, au total, 8 tonnes, tous tabacs confondus, ont été saisies. « En 2020, avec la pandémie, on était descendu à 3 tonnes, mais en 2021, on revient à notre rythme de croisière », constate Guy Jean-Baptiste, directeur régional des Douanes, pour lesquelles la lutte contre ce trafic représente une activité soutenue.

•• Le 12 novembre dernier, en première lecture de l’examen du budget 2022, les députés ont adopté un amendement multipliant par deux les amendes minimales et maximales visant la fabrication, la détention, la vente ou le transport illicites de tabac (voir 15 novembre).

Les amendes pouvant aller de 2 000 à 500 000 euros. À ce jour, les grossistes, souvent en récidive, encourent des peines de prison ferme. Mais contrairement à des revendeurs de stups, à part une amende de douanes, les vendeurs à la sauvette ne risquent pas grand-chose. « Ils ont souvent moins d’une cartouche sur eux. Si on les contrôle, on détruit la marchandise et dans la majorité des cas ça s’arrête là », explique le directeur régional des Douanes.

« Par le passé, la menace, c’était un passage par le centre de rétention administrative avant une expulsion du territoire. Aujourd’hui, la diplomatie avec l’Algérie est telle qu’ils ne risquent plus grand chose », selon Sébastien Lautard, commissaire de la division nord.

Maître Xavier Pizarro, avocat au barreau de Marseille qui a eu à défendre en tant que commis d’office nombre d’entre eux, temporise : « L’alternative aux poursuites comme le rappel à la loi échappe totalement à ces jeunes car ils ne parlent pas français. Et quand un président de tribunal voit passer le même revendeur quatre fois en quinze jours, il n’est pas rare qu’il prononce un emprisonnement avec mandat de dépôt. »

Leur profil est très différent de celui de « classiques » dealers. Il s’agit d’une population migrante, sans papiers et originaires pour la plupart de la ville portuaire d’Annaba, au nord-est de l’Algérie. Ces jeunes adultes peu éduqués, qui maîtrisent mal la langue française, échappent bien souvent au circuit de la demande d’asile et vivent dans des situations très précaires, majoritairement en squat.

Une source judiciaire proche de ces dossiers raconte : « Ces jeunes ont souvent plusieurs alias, et leurs dates de naissances ne sont jamais les mêmes. Parmi eux, on trouve aussi quelques mineurs isolés qui échappent à tout travail éducatif. La plupart se défoncent aux médocs toute la journée pour supporter leurs conditions de vie miséreuses. Certains en font même la revente. » Opiacés, anesthésiques, sirops codéinés … L’an dernier, la « cellule clopes » a également saisi plus de 15 000 gélules de médicaments de type prégabaline – un anti-douleur puissant, hallucinogène à forte dose, très en vogue de l’autre côté de la Méditerranée –, montrant une tendance à la diversification des petits vendeurs de clopes.

•• Si, dans les cités marseillaises, il est de coutume de trouver – c’est plus pratique – un point de vente de cigarettes à côté d’un point de deal, le commissaire Sébastien Lautard assure que pour l’instant, ces deux trafics cohabitent mais restent « étanches » : « Les trafiquants de stups n’ont pas besoin de ce business pour amplifier leurs revenus et laissent la place à une communauté venue du bled. »

En revanche, il souligne que jusqu’ici, les rivalités entre trafiquants de cigarettes se réglaient « de façon moins létale » à coup de poing ou à l’arme blanche, mais la montée en puissance de ce business, ces derniers mois, les a fait s’armer.

« Les bénéfices à prendre sont plus importants et attisent les convoitises. Et à l’instar de ce qu’il se passe avec les trafiquants de stups, ils n’hésitent pas à tuer un concurrent, ou en interne, un vendeur qui aurait piqué dans la caisse », constate le commissaire divisionnaire. Qui met l’accent sur un autre « écueil » spécifique à Marseille : une accessibilité aux armes « plus impressionnante » qu’ailleurs.

Il en veut pour preuve les 44 saisies d’armes dont six kalachnikovs et dix fusils d’assauts faites en septembre dernier, rien qu’au sein de sa division, couvrant les cinq arrondissements des quartiers Nord. « Les filières de trafic d’armes équipent leurs clients, sans faire de différences entre trafiquants de stups ou de cigarettes », note Sébastien Lautard, qui dénombre depuis janvier une dizaine de tentatives d’homicide volontaires liées à ce trafic. Et comme les petites mains chez les stups, ce sont les vendeurs à la sauvette qui sont en première ligne.

•• Si un revendeur risque sa (sur)vie pour 25 euros par jour maximum, le trafic, lui, se porte bien. « L’an dernier, les mesures sanitaires sont venues impacter les caisses des trafiquants, mais aujourd’hui, le business est reparti de plus belle », assure le commissaire, pas très optimiste pour l’avenir : « Il s’agit d’une manne financière telle, que les trafiquants n’ont pas fini de se flinguer entre eux pour l’obtenir ».