Ancienne eurodéputée (LFI) au Parlement européen, Anne-Sophie Pelletier est aujourd’hui présidente de l’association Sanitas, qu’elle vient de fonder à Bruxelles (voir 7 mars 2025).
Son objectif ? Démontrer l’impact négatif des lobbys du tabac au plus haut niveau européen et accompagner la mise en œuvre d’un cadre législatif plus volontariste, notamment à travers l’application du « Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite de tabac ».
C’est ainsi qu’est présenté son interview dans le trimestriel d’informations politiques et culturelles Revue Passages dont nous reprenons des extraits.
• Vous évoquez régulièrement votre engagement contre « la porosité des liens entre les fabricants de tabac et des membres de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen ». Quel est aujourd’hui, selon vous, l’impact véritable du lobby du tabac au sein des institutions européennes ? Avez-vous des exemples concrets pour appuyer vos propos ?
•• Anne-Sophie Pelletier : Rappelons tout d’abord le poids du lobby du tabac à Bruxelles : 160 personnes salariées, et des dépenses, déclarées, de 10 à 13 millions euros par an, sans compter les cabinets de conseil et agences de communication externes.
L’exemple le plus concret du poids de l’industrie du tabac auprès de la Commission européenne est le blocage par le lobby du tabac des révisions attendues par tous les acteurs de la lutte antitabac des directives 2011/64/UE sur la taxation du tabac et 2014/40/UE dite Tobacco Products Directive (TPD).
Le Livre Blanc du Groupe de Travail Parlementaire du Parlement européen sur le tabac (voir 9 février 2024) – rédigé par les députés européens Michèle Rivasi, Pierre Larrouturou, et moi-même, en collaboration avec les ONG Smoke Free Partnership (SFP), Alliance Contre le Tabac (ACT) et le Groupe de Recherche sur le Contrôle du Tabac (TCRG) de l’Université de Bath, Lilia Olefir, directrice de Smoke Free Partnership (SFP) – a bien démontré que c’est le lobby du tabac (ce qu’elle appelle « la main invisible de l’industrie du tabac ») qui a bloqué, en 2022, le processus de révision de la directive 2011/64/UE sur la taxation du tabac, alors que la Commission européenne s’était engagée à présenter un projet de révision le 7 décembre 2022. Ursula von der Leyen continue de refuser de s’expliquer sur cette décision.
Deuxième exemple de cette porosité, le scandale Dentsu Tracking, du nom de cette entreprise suisse liée aux fabricants de tabac, qui a été désignée pour mettre en œuvre, depuis 2019, la traçabilité des produits du tabac. Un système qui n’est ni conforme au Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite de tabac », ni efficace puisque tous les États membres déplorent une hausse du commerce parallèle de tabac. La désignation de Dentsu Tracking s’est faite sur fond de conflit d’intérêts (…)
Comment expliquer que l’entreprise Dentsu Tracking, qui a multiplié, pendant des années, les réunions et échanges avec la Commission européenne, ne s’est enregistrée, discrètement, que le 4 mars 2024, au Registre de Transparence, après que notre Groupe de travail a dénoncé l’irrégularité dans laquelle elle se trouvait ?
Si les services de la Commission européenne ne vérifient pas cette règle basique de transparence avant d’accorder un rendez-vous à un interlocuteur, à quoi bon les mettre en œuvre ? La Médiatrice européenne dénonce pour sa part régulièrement le manque de transparence dans les trop nombreuses interactions entre les différentes directions de la Commission et les fabricants de tabac.
• Vous parlez aussi du Livre Blanc que vous avez rendu public. Il a été rédigé avec le concourt de deux anciens députés européens (…) Des universitaires y ont contribué aussi. Quels sont ses grands enseignements ?
•• Anne-Sophie Pelletier : Ce Livre Blanc est un document de référence sur le tabac et les fabricants de tabac. Il est le fruit de trois ans de concertation (…) Ces travaux ont porté sur le lobbying des fabricants de tabac, l’Affaire Dentsu Tracking, les « nouveaux produits du tabac », la problématique du financement de la vie politique en Allemagne par le lobby du tabac ou encore les coûts environnementaux du tabac. Nos constats sont implacables et documentés, et nos propositions doivent servir de base à la Commission européenne, au Parlement européen, pour lancer immédiatement la révision des directives 2011/64/UE sur la taxation du tabac et 2014/40/UE dite Tobacco Products Directive (TPD).
• Plus aucun des auteurs du Livre Blanc n’est présent au Parlement européen. Existe-t-il encore des relais politiques pour porter votre combat au niveau européen ?
•• Anne-Sophie Pelletier : Ce Livre Blanc a été et continue d’être partagé et commenté. J’attends que mon association Sanitas-de droit belge- soit complètement créée pour le faire connaître plus largement (…)
• Vous évoquez aussi les deux directives relatives au tabac, la directive 2011/64/UE sur la taxation du tabac et la directive 2014/40/UE (TPD). En quoi ces textes, dont la révision est prévue dans les mois à venir, sont-ils selon vous particulièrement stratégiques ?
•• Anne-Sophie Pelletier : Comme je l’ai dit, ces deux révisions sont fondamentales. Elles sont attendues depuis des années et bloquées par le lobby du tabac, grâce à la mansuétude de la Commission européenne. Nous sommes obligés de nous interroger sur les raisons de cette mansuétude (…)
Je rappelle que les « nouveaux produits du tabac » (tabac chauffé, cigarettes électroniques à usage unique ou avec recharges, sachets de nicotine…) ne se sont commercialement développés qu’après l’élaboration et le vote de ces deux textes.
Ces « nouveaux produits du tabac » sont très prisés des adolescents, et les cigarettiers bloquent ces révisions pour permettre à ces produits de s’imposer avant toute réglementation. Là encore une seule question : pourquoi la Commission européenne et Ursula von der Leyen bloquent ces révisions, ce qui favorise les intérêts financiers des cigarettiers ? Douze ministres de la Santé de l’UE viennent à nouveau d’écrire à Ursula von der Leyen pour exiger ces deux révisions, ce qui illustre l’urgence à agir.
• Vous pointez la responsabilité des industriels dans le commerce illicite du tabac. En affirmant qu’ils jouent un rôle majeur dans ce fléau. Pourriez-vous en dire plus ?
•• Anne-Sophie Pelletier : Le Livre Blanc démontre parfaitement le rôle des fabricants de tabac dans l’organisation et l’alimentation du commerce parallèle de tabac. Il complète utilement en cela les enquêtes et études de l’OMS et des ONGs antitabac.
Au sein de l’Union européenne, le problème vient pour l’essentiel des achats frontaliers. Un seul chiffre pour permettre à vos lecteurs de comprendre la manipulation des cigarettiers en la matière : au Luxembourg, alors que 600 millions de cigarettes sont consommées annuellement par les fumeurs luxembourgeois, les quatre majors du tabac ont livré 4,9 milliards de cigarettes en 2024, tout en sachant pertinemment que la différence alimente les marchés parallèles en France, Belgique ou Allemagne.
Le même processus se reproduit dans tous les pays de l’UE. Là encore, la Commission européenne baisse pudiquement les yeux. Pourquoi ? Dans quel intérêt ?
La solution existe, et je me réjouis qu’un élu français d’importance, Frédéric Valletoux, Président de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, la reprenne à son compte : la mise en œuvre immédiate du Protocole de l’OMS et des quotas de livraison doublés d’une traçabilité des produits du tabac totalement indépendante des cigarettiers, ce qui n’est pas le cas du système européen actuel (voir 7 avril 2025).