Suite aux décisions, prononcées par le Tribunal judiciaire de Nanterre ce 7 octobre, concernant les 12 prévenus de tout un réseau de contrebande et contrefaçon de tabac alimentant les vendeurs à la sauvette de la région parisienne, nous avons demandé à Daniel Bruquel (chef du service Prévention du Commerce illicite de Philip Morris France / voir 27 janvier) ses réactions et commentaires après les cinq jours du procès (voir 4, 7 et 8 octobre).
Philip Morris France s’étant portée partie civile dans cette affaire.
LMDT : Un grand réseau de contrebande et de contrefaçon qui tombe et qui est condamné, ce n’est pas tous les jours. Qu’est-ce qui vous a frappé dans cette affaire ?
Daniel Bruquel : Cette affaire est significative car elle a été l’objet d’une enquête de police judiciaire qui a permis de remonter toute une filière pour révéler l’articulation de la structure quasi-industrielle qui alimente les points de deal de cigarettes à la sauvette en région parisienne.
Et c’est édifiant pour l’opinion publique car il ne faut pas que celle-ci se laisse abuser par l’image de « pauvres vendeurs à la sauvette de paquets de cigarettes venant du bled … » En fait, sous cette partie visible de l’iceberg, il y a toute une organisation structurée en marge de la loi.
Dans ce cas particulier, il s’agit d’importateurs-grossistes arméniens qui ont opéré dès 2018 et dont les premières interpellations ont eu lieu au printemps 2020 en Seine-et-Marne. Ces trafiquants géraient deux flux d’approvisionnement: l’un de contrefaçon de paquets neutres français en provenance de Pologne, le plus important; l’autre pendant la période confinement, de paquets de cigarettes de contrebande venant d’Ukraine et acheminés par voie postale.
Et l’on n’a pas affaire à des « amateurs ». L’articulation soigneusement huilée et solide dans son fonctionnement, révélée par l’enquête, s’appuyait donc sur ces grossistes, alimentés par ces canaux identifiés d’approvisionnement depuis l’Europe de l’Est, puis sur des sous-grossistes (en région parisienne mais aussi avec la recherche de relais en province comme à Châteauroux) qui fournissaient à leur tour les points de deal sur le terrain.
La cartouche de cigarettes était achetée par les grossistes arméniens entre 22 et 25 euros. Ils la revendaient à 35 euros aux sous-grossistes, puis les vendeurs à la sauvette les vendaient 50 euros.
LMDT : Et ces flux étaient importants …
Daniel Bruquel : Tenez-vous bien … avant leur interpellation, ils en étaient au rythme d’un semi-remorque par semaine. Les seules écoutes réalisées pendant l’enquête ont permis de dénombrer des transactions portant sur 900 000 cartouches, soit 9 millions de paquets. On a parlé pendant le procès de 54 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Tout cela avec une rentabilité importante qui motive de nombreux groupes criminels à développer ce business de la contrefaçon de cigarettes …
LMDT : Vous voulez dire que la justice n’a pas frappé assez fort ?
Daniel Bruquel : Il ne m’appartient pas de commenter des décisions de justice mais on remarquera que les juges n’ont pas retenu la notion de « bande organisée » comme facteur aggravant du champ d’infractions. Alors que les écoutes de l’enquête ont bien fait ressortir que les différents maillons de la chaîne se connaissaient. La tête du trafic a été condamné à 4 ans de prison dont 2 avec sursis, son adjoint, qui est son père, à 2 ans dont 1 an avec sursis. Les complices qui géraient le blanchiment des gains ont été relaxées …
Avec les cigarettes, a contrario du trafic de stupéfiants, ils savent tous que les peines ne seront pas élevées, et pourtant, les modes opératoires sont identiques. Et depuis deux ans il est largement avéré que ces business illicites continuent à alimenter les points de deal physiques et digitaux d’une manière et d’une autre …
LMDT : Tant qu’il y aura des vendeurs à la sauvette …
Daniel Bruquel : Le problème ne réside pas seulement dans les vendeurs à la sauvette.
D’ailleurs, dans cette affaire, il est significatif que l’un des chefs d’accusation a porté sur la notion de travail illégal dans un contexte d’immigration irrégulière : ces vendeurs de la rue sont contraints d’occuper l’espace public par leurs donneurs d’ordre. On voit par ailleurs que cette occupation a un impact fort sur les riverains et génère un niveau important d’insécurité (harcèlement des passants, règlements de compte violents entre bandes rivales de vendeurs à la sauvette…).
Il apparait particulièrement choquant, dans ce type de trafic, qu’avec la vente à la sauvette de paquets de contrefaçon tout soit basé sur la tromperie du consommateur par rapport à un vrai paquet. Tout comme l’on contourne la politique de santé publique en donnant la possibilité à des consommateurs de fumer nettement moins cher que l’offre présente chez un buraliste. De plus ce sont des produits impropres à la consommation, fabriqués en dehors de toute norme et standard européens.
C’est ainsi qu’en multipliant leurs points de deals physiques et digitaux par la vente à la sauvette et les réseaux sociaux, la contrefaçon de cigarettes inonde l’ensemble du territoire national. Ils viennent en complément des achats frontaliers pour constituer, sur toute la France, un marché parallèle dont la gravité, la magnitude et la vitesse de développement sont exactement proportionnelles à la fiscalité tabac et aux prix les plus élevés d’Europe que nous connaissons déjà.
Les hausses de taxe annoncées ne feront qu’aggraver ce phénomène et augmenter les revenus des structures criminelles comme celle qui était jugée au Tribunal judiciaire de Nanterre.