Alors que l’Observatoire français des Drogues et des Tendances addictives vient de souligner le coût social élevé de la consommation de tabac (voir 2 août) la vente illégale de cigarettes contrefaites sur Facebook, TikTok et autres réseaux sociaux menace désormais les recettes de l’État, comme celles des fabricants, reprend capital.fr dans un article d’Antoine Sioufi mis en ligne, ce 2 août, et que nous reprenons (voir aussi 27 juin).
La bagatelle de 16,5 milliards d’euros : voilà, selon l’Observatoire français des Drogues et des Tendances addictives (OFDT), le seul coût de traitement des maladies dues à la consommation de tabac. Des dépenses qui dépassent, toujours selon cet organisme public, de 1,7 milliard d’euros les recettes de taxation des paquets de cigarettes, et ce en tenant compte des économies de pensions de retraite occasionnées par les décès prématurés de ces fumeurs (on comptait 73 189 morts liés au tabac en 2019).
Et ce déséquilibre ne risque pas de s’arranger, car la taxation ne rapporte plus autant qu’avant à l’État. La faute aux paquets de cigarettes de contrefaçon, qui se diffusent de plus en plus.
•• Dernier exemple en date, mi-janvier dernier : après plusieurs semaines de planque, 60 gendarmes venus de toute la Normandie ont en effet investi une usine de copie des cigarettes de la marque américaine Marlboro, près de Rouen. Dans ce vieil entrepôt, au cœur d’une zone industrielle d’une boucle de la Seine, il ne fallait pas plus de six ouvriers et de deux chauffeurs pour faire tourner la boutique. Et pas qu’un peu : en dix mois, la petite équipe, dont les membres se relayaient 24 heures sur 24, avait de la sorte fabriqué 25 millions de faux paquets, l’équivalent de 2% du marché français ! (voir 19 mars et 21 janvier).
Ce site clandestin est même le quatrième démantelé par les autorités en deux ans, le troisième atelier de production ayant été découvert, quelques mois auparavant, à deux pas de ce lieu. Plutôt surprenant, quand on sait qu’avant cette série de saisies leur dernière prise en la matière remontait à … plus de vingt ans.
•• Les pouvoirs publics sont en tout cas prévenus : les contrefacteurs, qui opéraient jusqu’ici depuis l’Europe de l’Est, ont changé leurs habitudes pour se rapprocher de leurs clients. Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle : alors qu’ils revendent leurs paquets contrefaits à environ 5 euros l’unité, le prix officiel du tabac ne cesse, lui, de grimper, sous l’effet de l’alourdissement des taxes. Passé de 7 à 11,50 euros entre 2018 et le 1er mai dernier, date de la dernière hausse, le paquet de 20 cigarettes coûte désormais deux fois plus cher en France qu’en Espagne ou en Italie.
Et cette filière clandestine arrange les consommateurs : depuis le confinement de 2020 qui les a empêchés de se fournir dans ces pays frontaliers, c’est sur les réseaux sociaux qu’ils préfèrent s’approvisionner. Depuis le début de l’année, les industriels ont ainsi recensé près de 10.000 annonces, bien évidemment illégales, de vente de cigarettes sur Facebook et Snapchat. Celles-ci commencent aussi à pulluler sur TikTok et Telegram.
« La revente de cigarettes sur les réseaux sociaux est un phénomène purement français », assure Daniel Bruquel, chef du service de lutte contre le commerce illicite chez Philip Morris. « La France représente les deux tiers des cigarettes contrefaites en Europe, loin devant la Grèce et l’Italie. » Au total, ces imitations constitueraient près de 20% de la consommation française.
Et si Marlboro est la marque la plus copiée, elle n’est plus la seule. « La contrefaçon des Rothmans pèse 3% de cette consommation », indique Vincent Zappia, le responsable des affaires publiques du concurrent BAT (British American Tobacco).
•• Le phénomène actuel pose d’autant plus problème aux industriels que c’étaient de « vraies » cigarettes, provenant de Belgique ou de Pologne, que les fumeurs avaient initialement pris l’habitude d’acheter en ligne, sur des sites illégaux, mais inattaquables du fait de leur localisation hors de l’Union européenne.
Les cigarettiers, officiellement opposés à cette contrebande, n’avaient alors pas grand-chose à craindre : même détournés, les paquets sortaient en effet toujours de leurs usines et ne généraient donc aucune perte d’activité au niveau européen. Avec un coût de production de 25 centimes par paquet, les majors du tabac se jouaient même de la fiscalité des différents pays, afin d’optimiser leur modèle économique.
C’est ainsi qu’en France, où un paquet rapportait environ 56 centimes, elles misaient sur les marges, tandis qu’en Belgique, où la rentabilité était deux fois moins élevée, elles privilégiaient le volume. Cette contrebande leur permettait par ailleurs de doper les quantités.
Tous les industriels citent à voix basse l’exemple de l’usine Marlboro en Algérie, qui fabriquerait depuis plus de dix ans environ deux fois plus de cigarettes que n’en fument les Algériens… Autant de paquets que les douaniers retrouvent régulièrement sur le port de Marseille et dans toute la région.
•• Avec l’explosion de la contrefaçon, ce n’est toutefois plus la même histoire.
Depuis le début de l’année, les ventes de cigarettes se sont ainsi effondrées de 10 %. Et la hausse du prix ne suffit plus à compenser la baisse des volumes : le chiffre d’affaires total du marché en France a reculé de 1,3 %. Après vingt ans de croissance ininterrompue, la machine à cash déraille. « En France, nos marges ont été divisées par trois en seulement cinq ans », confie un industriel, sous couvert d’anonymat. « Ils sont touchés dans l’Hexagone, mais pas dans les autres pays européens », relativise cependant un bon connaisseur de l’industrie.
Les petits bureaux de tabac, eux, n’ont pas cette chance, et souffrent tout particulièrement de cette bascule vers les fausses cigarettes. « Il y a moins de passage de clients chez les buralistes des grandes villes. Et les vendeurs de contrefaçons livrent nos anciens clients devant nos pas-de-porte ! », se plaint Philippe Coy, le patron de la Confédération des buralistes.
La profession estime d’ores et déjà avoir perdu plusieurs dizaines de millions d’euros depuis le début de l’année. Et cela, malgré un coup de pouce consenti par l’État, qui a accepté que la commission perçue par ces revendeurs sur chaque paquet grimpe de 10,04% à 10,09% en 2023, puis à 10,19% dès l’an prochain.
•• Ces petits commerçants ne sont toutefois pas les plus lésés. À elles seules, les recettes fiscales empochées par l’État ont reculé de 816 millions d’euros en 2022, sur un total de près de 18 milliards d’euros, taxes et TVA comprises. Et, depuis janvier, le manque à gagner pour les caisses de Bercy s’est encore creusé de 100 millions d’euros. Rappelons que ces ressources financent la Sécurité sociale … Alors que la loi prévoit désormais que le prix du tabac soit indexé sur l’inflation, l’industrie appelle à une pause fiscale.
« L’augmentation des taxes a poussé la contrefaçon. Les fumeurs ont changé leurs habitudes d’achat et c’est irréversible », déplore Daniel Bruquel, de Philip Morris. Mais Bercy ne l’entend bien évidemment pas de cette oreille. « Le gouvernement n’envisage pas d’alléger la fiscalité du tabac », a-t-on assuré au cabinet de Gabriel Attal, ministre des Comptes publics (ndlr / début juillet).
Même si le nombre de fumeurs n’a pas vraiment diminué ces dernières années, abaisser les taxes sur les cigarettes pour soutenir les fabricants reste politiquement suicidaire. Bercy préfère mettre en avant son plan « cybertabac » de lutte contre la contrefaçon sur les réseaux sociaux, mobilisant plusieurs dizaines de douaniers et gendarmes.
Un écran de fumée, selon les industriels. « L’État doit plus se mobiliser pour que les douanes, la police et la gendarmerie soient suffisamment équipées », critique Vincent Zappia, de BAT. A moins que les majors du tabac n’espèrent discrètement négocier tout autre chose. Et stopper le projet du gouvernement de taxer davantage les cigarettes électroniques, un secteur sur lequel elles se sont positionnées.
« En pleine croissance, le marché du vapotage vient de passer le milliard d’euros de chiffre d’affaires », explique Cyril Lalo, en charge des affaires publiques de Seita (Gauloises). « Lui imposer les mêmes taxes qu’au tabac affecterait toute la filière et renverrait les vapoteurs vers le tabac. » Décidément, l’industrie n’a pas fini de tousser…