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29 Mar 2024 | Trafic
 

Le business des cigarettes de contrefaçon explose dans l’Hexagone. De quoi aimanter les réseaux criminels venus des pays de l’Est. Des mafias extrêmement organisées. Enquête complète et instructive de Capital.

(…) Encore inconnues, ou presque, des fumeurs hexagonaux en 2017, elles représentent aujourd’hui 15,4% de leur usage. Selon l’enquête 2023 du cabinet de conseil KPMG sur le commerce illicite de tabac, « la contrefaçon dont l’explosion a été observée en 2020 et 2021 consolide son fort ancrage en France. Ce ne sont pas moins de 8 milliards de cigarettes contrefaites, soit 400 millions de paquets, qui ont été consommées en 2022 sur le territoire national » (voir 26 juillet 2023).

•• Au total, les Français grillent à eux seuls 61,5% des imitations européennes de grandes marques. Vendues à la sauvette dans la rue, au comptoir de certaines épiceries ou encore sur Facebook et Snapchat par cartons entiers, elles rivalisent désormais avec les clopes de contrebande – des « vraies », celles-là, arrivées clandestinement sur les trottoirs parisiens et marseillais en provenance d’Algérie, notamment, où elles coûtent quatre fois moins cher.

Une large part des cigarettes contrefaites est produite dans des usines clandestines installées loin d’ici. En 2023, sur les 98 unités démantelées en Europe, une quinzaine, dont cinq en Pologne, alimentaient l’Hexagone.

Mais le made in France leur fait concurrence depuis quelques années. À présent, ces pâles copies à la composition douteuse (lire l’encadré page 93) sortent également de discrètes chaînes de production, planquées au milieu de tristes zones industrielles ou au fin fond de la campagne. « Les trafiquants, naguère basés en Russie, en Ukraine et en Biélorussie, se sont peu à peu rapprochés de leurs principaux marchés » analyse l’Allemand Sebastian Bley, chef de la division criminalité économique de l’agence européenne de police criminelle Europol. « Cela leur évite les risques de contrôle aux frontières tout en réduisant les frais de transport ».

•• Toulouse, 6 heures du matin, le 18 décembre dernier. Les policiers investissent un hangar à l’enseigne Istanbul Market, au nord de la Ville rose. Le premier étage recèle un véritable atelier : quatre machines, 571 kilos de tabac en vrac et de cigarettes dotées de faux codes-barres, des cylindres vides, des filtres, de la colle et du film transparent. Dans l’espace vie équipé d’une cuisine et de quatre couchages, ils arrêtent deux petites mains – un Ukrainien et un Kazakh. Leurs patrons, un Azerbaïdjanais et son second, Russe natif du Kazakhstan, sont interpellés chez eux. Un trafic aussi rentable que celui de la drogue, mais des peines encourues bien plus faibles (voir 31 janvier 2024).

Depuis l’été précédent, quatre enquêteurs toulousains du groupe Économie souterraine surveillaient un curieux ballet nocturne de véhicules dont les conducteurs semblaient originaires de l’est de l’Europe. La piste mène au fond d’une impasse de Launaguet, commune limitrophe, où des vigiles montent la garde. « On a compris que des ouvriers produisaient des cigarettes le soir et la nuit, pour ne pas éveiller la curiosité des autres commerces du bâtiment », explique la capitaine Manon Léger. Le réseau n’en est pas à son coup d’essai. Il a d’abord installé ses machines dans un hangar de Montech, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Toulouse, avant de les déplacer à Launaguet. « Ils ne restent jamais longtemps au même endroit pour ne pas se faire repérer », précise le major Lionel Morin.

L’usine clandestine de Toulouse, qui approvisionnait l’ouest de la France, est la sixième démantelée sur le territoire. Trois semaines plus tôt, la police avait mis la main sur une petite unité de production dans un box à Toulon, où deux frères avaient entreposé 225 kilos de tabac et l’équipement nécessaire au broyage, à la mise en tube et à l’empaquetage.

•• C’est en décembre 2021 que le premier atelier a été découvert dans un garage de Poincy, petit village de Seine-et-Marne, près de Meaux, idéalement situé à proximité de l’autoroute A4 qui relie Paris à l’Allemagne (voir 17 décembre 2021). Neuf mois plus tard, dans un entrepôt de la même commune, les douaniers trouvent 28 machines « manifestement destinées à la mise en place d’une ou de plusieurs lignes de production clandestine de cigarettes », selon les services de Bercy.

En décembre 2022, un site de hachage et de stockage est débusqué à La Longueville, dans le Nord – une fois préparé, le tabac était transporté en Belgique où il était mis en tube avant de retraverser la frontière (voir 14 septembre et 9 décembre 2022).

En janvier 2023, alertés par Europol, les gendarmes de la section de recherche (SR) de Rouen dénichent une usine taille XXL dans la zone industrielle de Saint-Aubin-lès-Elbeuf. « Un endroit parfait pour éviter les soupçons, car les allées et venues des poids lourds y passent inaperçues », souligne le patron de la SR, le colonel Thierry Jourdren. Deux chaînes de production tournent à plein régime, confectionnant les cibiches, les mettant en paquets, puis en cartouches. Dans la zone de stockage, des palettes entières de Marlboro sous film plastique sont prêtes pour la livraison. « Ça devait tourner 24h sur 24, estime le colonel Jourdren. « Et tout était prévu pour permettre aux ouvriers de vivre en autarcie. » Notamment un dortoir d’une quinzaine de lits, un coin cuisine et un autre pour les repas et la détente (voir 15 janvier).

Les militaires saisissent 55 tonnes de Marlboro, 18 tonnes de résidus de tabac et de déchets de clopes, 50 tonnes de matériel, des étiquettes aux emballages, et deux semi-remorques de 38 tonnes. « Au cours de ses dix mois de fonctionnement, l’usine a produit environ un demi-milliard de cigarettes contrefaites » calcule Daniel Bruquel, spécialiste de la prévention du commerce illicite chez Philip Morris France. » C’est l’équivalent de près de 2 % des ventes annuelles de l’ensemble des 23 500 buralistes français. »

Neuf personnes sont interpellées par les gendarmes rouennais, la plupart de nationalité moldave. « Derrière la contrefaçon de tabac se trouvent des groupes criminels organisés d’Europe de l’Est », indique un enquêteur. « L’avantage des Moldaves, c’est qu’ils obtiennent facilement la nationalité roumaine et peuvent ainsi circuler sur le territoire de l’Union européenne. »

•• Le marché tricolore, avec ses 12 millions d’accros et ses prix astronomiques, fait saliver les trafiquants. À 12,50 euros, le très populaire paquet de Marlboro coûte bien plus cher ici que dans les pays voisins – seuls l’Irlande, le Royaume-Uni et la Norvège pratiquent des tarifs plus prohibitifs. Sa version contrefaite, elle, est vendue 5 euros dans la rue et même 3,20 euros sur Facebook, à condition d’acheter 10 cartouches.

« La demande est considérable, et la rentabilité de la contrefaçon, proche de celle du trafic de drogue » pointe Daniel Bruquel, « en outre, les peines encourues sont bien plus faibles. » Elles culminent en effet à dix ans de prison en bande organisée (BO), quand celles infligées aux marchands de drogue peuvent atteindre trente ans en BO pour la production, l’importation ou l’exportation de stups. Même si les tribunaux se montrent de moins en moins cléments : le 30 janvier dernier, l’Azerbaïdjanais à la tête de l’atelier toulousain a été condamné à cinq ans d’emprisonnement.

Autre avantage du business de la clope contrefaite, il est moins disputé que celui du cannabis ou de la cocaïne car, taille du marché oblige, il offre davantage de place aux criminels. Certes, les rivalités entre revendeurs ensanglantent parfois les points de deal dont le nombre a explosé – plus de 80 dans la capitale et sa proche banlieue aujourd’hui, alors qu’ils n’étaient que cinq avant le confinement. Rien à voir, toutefois, avec les règlements de comptes entre caïds de la came.

•• Quant aux machines à fabriquer les cigarettes, elles s’achètent en quelques clics, neuves ou d’occasion, sur des sites comme eBay, Alibaba ou Directindustry.fr. « Et ce matériel est peu contrôlé », regrette un douanier. Montant de l’investissement nécessaire pour une ligne de production complète et performante : entre 400 000 et 600 000 euros. Rentabilisation assurée en une ou deux semaines, à raison de 250 paquets à la minute, comme à Rouen. Le tabac, lui, est importé de Pologne, de Grèce ou de Bulgarie. De préférence dans de petits camions discrets précédés d’une voiture « ouvreuse » qui avertit le véhicule « porteur » des dangers potentiels : contrôle de douane, barrage policier ou accident. Une organisation calquée sur celle des convois de stups.

Le Trésor public est la première victime des contrefacteurs. Moins de ventes chez les buralistes, c’est moins de taxes dans les caisses de l’État puisque celles-ci représentent presque 84 % du prix du paquet. Un manque à gagner évalué à 3 milliards d’euros en 2023 – 7 milliards en ajoutant les clopes de contrebande. Le plan tabac 2023/2024, dévoilé en décembre 2022, a déclaré la guerre à ce marché parallèle. « Les contrôles douaniers viseront davantage les précurseurs des produits du tabac et les matériels nécessaires à la création, sur le territoire, d’usines clandestines de fabrication de cigarettes », a promis Gabriel Attal, alors ministre délégué aux Comptes publics (voir 7 décembre 2022).

Des groupes de lutte anti-trafic de tabac, les Glatt, 100 % douaniers, ont été mis sur pied l’an dernier dans les 10 villes les plus touchées. Et le service de renseignement maison est prié d’identifier les réseaux à l’œuvre. À l’agence Europol, le sujet figure aussi parmi les priorités. Malgré cette mobilisation, les enquêteurs ne cachent pas leur pessimisme : « les ateliers clandestins vont pousser comme des champignons », prédit l’un d’eux.