Après déjà une baisse record de -12% l’an dernier, l’effondrement des ventes de tabac chez les buralistes s’accélère depuis le début de l’année. En parallèle, c’est tout le marché … parallèle qui se développe et se structure.
« Criminalité, contrefaçon … Ce que cache la chute historique des ventes de cigarettes chez les buralistes » : décryptage de Jean Kedroff dans le Figaro Économie.
Les ventes de cigarettes dans les bureaux de tabac en France ont enregistré une chute historique (en volume) de -12% en 2024, selon les chiffres de la Douane. Faut-il y voir les prémices d’un monde sans fumée ? Rien n’est moins sûr.
On peut lire dans le bilan annuel de la Douane, publié ce 24 mars (voir 25 mars 2025), que 488,73 tonnes de tabac de contrebande ont été saisies en 2024, rappelant l’importance de ce marché parallèle dont les méthodes n’ont rien à envier à celles du narcotrafic. Derrière, une « criminalité de plus en plus structurée », selon la Douane, qui sévit sur tout le territoire national, mettant en péril la survie du réseau des buralistes et une part des recettes fiscales de l’État.
« Que ce soit la contrebande de cigarettes importées illégalement ou la contrefaçon pure et dure, nous sommes face à un phénomène qui s’installe et dont nous sommes la première victime », déplore Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes.
Pour lui, le recul historique des ventes dans le premier réseau de commerçants français n’a pas d’autre explication. Et le début d’année 2025 bat encore tous les records : des ventes de tabac en chute libre de -14,2 % en volume pour les deux premiers mois de l’année, et même -17,3 % pour les cigarettes (voir 10 mars 2025). « C’est simple, c’est du jamais vu, et ce n’est certainement pas explicable par l’évolution de la consommation », estime-t-on du côté des buralistes.
De fait, ces dernières années, le nombre de fumeurs en France est resté relativement stable, avec 15 millions de consommateurs réguliers ou occasionnels. La nouvelle hausse de la taxe sur le tabac, qui porte le prix de certains paquets à 13 euros, a certes relancé le trafic transfrontalier, avec des cigarettes importées des pays voisins à la fiscalité plus clémente.
Mais c’est autre chose qui inquiète les buralistes. « On voit se multiplier des points de vente bien organisés, revendant du tabac importé illégalement d’Afrique du Nord ou d’Europe de l’Est, souvent via des épiceries de nuit ou à la sauvette », expose Philippe Coy.
•• Professionnalisation des réseaux criminels
« Ils ne se gênent absolument pas. Ils se plantent devant ma vitrine, sur le trottoir, et accostent les passants. Il faudrait une présence policière 24 heures sur 24 », témoigne un buraliste parisien situé à la porte de Clignancourt, dans le nord de la capitale, une zone particulièrement exposée à la vente illégale à la sauvette.
Un paquet de cigarettes issu du trafic ne dépasse pas 5 euros, soit 2,5 fois moins cher qu’au bureau de tabac. Dans ces conditions, « difficile de faire concurrence », poursuit le commerçant. À tel point que l’État a mis en place un dispositif de soutien exceptionnel, allant jusqu’à 3 000 euros en cas de « baisse anormale du chiffre d’affaires ».
« C’est simple, nous étions 32 000 points de vente en 2003. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que 22 800 », regrette le président de la Confédération des buralistes, qui déplore également « l’insécurité croissante » à laquelle ces trafics exposent à la fois les buralistes et les clients.
Si la contrebande et la contrefaçon de tabac ne datent pas d’hier, elles battent de nouveau records ces dernières années. En 2023, elles auraient représenté 2,3 milliards d’euros en France, selon une étude récente du cabinet EY (voir 1er janvier 2025) soit près de 13% du marché français.
« Il y a évidemment le facteur du prix », analyse Daniel Bruquel, chef du service prévention du commerce illicite chez Philip Morris. « 2020 a marqué le moment où le paquet de cigarettes a franchi le seuil symbolique des 10 euros. Cela a poussé une partie des consommateurs à se détourner du réseau des buralistes. »
Un tiers des fumeurs français aurait ainsi déserté les distributeurs officiels en 2023, toujours selon EY. Un marché considérable, dont profitent les réseaux criminels, qui ont su se professionnaliser, notamment à travers une « gestion contrôlée de la production, du stockage, de l’acheminement et de la distribution illicites des produits du tabac », souligne le dernier rapport de la Douane.
•• L’essor de la contrefaçon
Par ailleurs, « une part importante des consommateurs hors circuit se tourne désormais vers les cigarettes de contrefaçon, souvent sans en être conscients », affirme Daniel Bruquel. « Le Covid a marqué un tournant. Le confinement a mis fin au duty-free des aéroports et aux achats transfrontaliers. C’est à ce moment-là qu’ont afflué les cigarettes de contrefaçon, produites massivement par des usines clandestines, directement en Europe. »
Avec une nouveauté : l’utilisation massive des réseaux sociaux – Facebook et Snapchat en tête – où les trafiquants proposent toute une gamme de produits, livraison comprise. « Cette maturation progressive des réseaux de distribution a changé la donne, notamment dans les zones rurales », explique pour sa part Guéric Jacquet, associé chez EY, qui a supervisé l’étude du cabinet sur le trafic de tabac.
Quant aux points de deal, ils ont également proliféré, bien au-delà des zones frontalières : « en Île-de-France, on est passé de 5 points de deal en 2019 à plus de 80 aujourd’hui », note Daniel Bruquel. Le dernier bilan de la Douane relève ainsi que plus de 60 millions de cigarettes contrefaites ont été saisies en 2024 (contre 7 millions en 2020). Trois usines clandestines ont également été démantelées l’année dernière.
•• Des « risques judiciaires moindres »
« On a l’impression de vider l’océan à la petite cuillère », regrette Philippe Coy, qui insiste sur la nécessité de renforcer l’arsenal juridique contre le marché parallèle du tabac. « Pour du trafic de tabac, la peine maximale est de trois ans de prison, contre dix pour les stupéfiants », abonde Daniel Bruquel. « Ajoutez à cela un marché bien plus vaste – 13 millions de fumeurs quotidiens contre 2 millions de consommateurs de cannabis – le calcul est vite fait ! ».
Un déséquilibre entre « gains financiers » considérables et « risques judiciaires moindres » que souligne également la Douane française. « Cette impunité relative fait évidemment des intéressés », abonde Guéric Jacquet de chez EY. « Selon nos calculs, 40% des épiceries de nuit vendent du tabac, qui est par définition issu de la contrebande et de la contrefaçon ».
Alors que l’Assemblée nationale examine en ce moment la proposition de loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic », dont le vote solennel est prévu mardi 1er avril, buralistes et cigarettiers comptent se faire entendre. « Nous souhaiterions être rattachés à ce dispositif, car le trafic de tabac emprunte les mêmes méthodes, les mêmes filières et le même mode opératoire que le narcotrafic », martelait la semaine dernière Philippe Coy, président de la Confédération des buralistes.
D’autant que le sujet n’est pas anodin sur le plan budgétaire : après avoir culminé à 14,4 milliards d’euros en 2020, les recettes fiscales du tabac n’ont rapporté « que » 12,8 milliards en 2024, soit un manque à gagner de 800 millions d’euros par rapport aux prévisions initiales. Une perte dont la Sécurité sociale, principale bénéficiaire des « droits de consommation sur les produits du tabac », se serait bien passée.