Dans Le Parisien / Aujourd’hui en France, l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn réagit aux derniers chiffres sur la prévalence tabagique publiés par Santé publique France. À sa manière.
•• Le Parisien : Depuis que vous n’êtes plus ministre, vous êtes très rare dans les médias. Pourquoi prenez-vous exceptionnellement la parole ?
Agnès Buzyn : Parce que le combat contre le tabac est le mien depuis plus de dix ans. Je l’ai mené comme cancérologue, comme présidente de l’Institut national du cancer puis comme ministre de la Santé. Une de mes décisions fortes au ministère a été d’augmenter le prix du paquet à 10 euros. J’ai aussi perdu des amies, à un âge jeune, du cancer du poumon. Leur mort m’a bouleversée. Le tabac, c’est ma grande bataille. C’est la raison pour laquelle j’accepte de m’exprimer.
•• L. P. : Les derniers chiffres ne sont pas bons. Ils montrent une hausse de la consommation depuis 2020 chez les chômeurs et depuis 2021, chez les femmes. Que se passe-t-il ?
A. B. : Je suis, évidemment, très préoccupée par ce rebond. Je pense qu’une forme d’inaction, à l’occasion des confinements, a pu favoriser une reprise du tabagisme. La cigarette rythme la journée, elle donne quelque chose à faire.
•• L. P : Pourquoi la classe populaire fume-t-elle plus qu’avant ?
A. B. : On sait depuis des années que la santé est une préoccupation des gens qui se projettent dans l’avenir. Quand vous pensez que vous allez vivre longtemps, vous voulez bien vieillir. Or, plus vous êtes précaire, moins vous y parvenez car vous êtes concentré sur le moment présent : finir le mois, payer les factures. Ainsi, tous les messages de santé publique ont très peu d’échos dans les classes populaires.
•• L. P : Et chez les femmes, comment expliquer cette hausse ?
A. B.: Ce n’est pas nouveau, les Françaises ont toujours beaucoup fumé. Elles perçoivent la cigarette comme une forme de liberté et d’égalité, ce que l’on ne retrouve pas dans d’autres pays. On a toujours eu de grandes difficultés à les faire décrocher car elles ont souvent peur de prendre du poids. Ce stress les empêche de se décider.
•• L. P : Que faut-il faire ?
A. B. : Miser sur des messages plus ciblés, car dire « le tabac tue » ne fonctionne pas. À travers le monde, l’une des campagnes les plus efficaces avait été menée en Californie. On avait dit aux femmes, « La cigarette abîme la peau et donne des rides. » Cela a été un succès ! C’est ce qu’on appelle « le marketing social ». Il faut leur montrer qu’elles peuvent décrocher sans prendre du poids et insister sur le fait que le tabac favorise le cancer du poumon mais aussi du sein, de l’utérus, de la gorge…
•• L. P : En 2017, vous aviez augmenté le prix du paquet de 6 à 10 euros. Est-ce à dire que la sanction financière ne marche plus ?
A. B. : Si, c’est l’une des meilleures ! Une hausse violente joue un rôle décisif, contrairement à des petites augmentations de dix centimes par mois qui n’ont aucun effet. Une décision forte fonctionne mais il en faut plusieurs, une seule ne suffit pas. C’est la deuxième règle. La troisième, c’est de ne jamais baisser sa garde. Si vous pensez que la bataille est remportée, vous perdez ! Je me souviens qu’en 2008, le plan cancer ne comportait pas de nouvelles mesures. À cette époque, la consommation baissait. On s’est alors dit : Les Français sont en train de décrocher, un mouvement est en marche. Résultat, ça n’a pas duré, la courbe est repartie à la hausse. La bataille contre le tabac n’est jamais gagnée. Aujourd’hui, il faut de nouvelles mesures brutales. Cela peut être d’interdire la cigarette dans certains lieux ou rues, comme aux États-Unis. On a besoin d’un électrochoc !
•• L. P : Quelles vont être les conséquences de cette hausse sur la santé des femmes ?
A. B. : En France, le cancer du poumon est en train de devenir la première cause de mortalité par cancer chez les femmes, alors qu’il diminue chez les hommes. Le tabac augmente aussi le risque de tumeurs du sein de 15 % mais également celui des pathologies cardiovasculaires, ce qu’un grand nombre ignore. En écrivant le plan cancer 2014-2019, je pensais à mon amie très chère qui venait de mourir. Trop de femmes, tombées à l’adolescence dans le tabagisme, partent trop jeunes. Il faut les aider à décrocher. Il est très dur d’arrêter de fumer, je l’ai constaté avec mes propres enfants. Les conséquences peuvent être dramatiques. Comme cancérologue, j’ai vu les souffrances finales. Savoir que ces douleurs sont évitables, que des industriels s’enrichissent sur le dos des fumeurs, m’est insupportable. Photo : Le Parisien