Une nouvelle opération de grande ampleur contre le trafic de cigarettes devrait mobiliser près de 5 200 agents dont 2 900 douaniers, dans les six mois à venir (voir 20 octobre). Le Gouvernement veut resserrer l’étau autour des trafiquants de tabac. C’est ainsi que débute un article (assez complet) mis en ligne sur capital.fr que nous reproduisons.
À Asnières-sur-Seine, au nord de Paris, l’heure de pointe donne aux alentours de la station Gabriel Péri des airs de fourmilière. Les bus défilent, les voitures klaxonnent, et le métro crache ses cohortes d’usagers qui s’entassent sur le trottoir. Ali est planté à la sortie de la station, café dans une main, paquet de cigarettes dans l’autre. Ils sont trois, entre 15 et 25 ans, sans-papiers, à vendre des cigarettes dans le secteur. « Marlboro ! Marlboro », lancent-ils aux passants qui s’empressent de filer. Certains s’arrêtent, sortent un billet de 5 euros et repartent avec un paquet.
« Depuis que le paquet officiel est passé au-dessus du seuil symbolique des 10 euros, le trafic a explosé et les vendeurs à la sauvette ont poussé comme des champignons », rapporte un policier en service. Il vient de saisir cinq paquets de cigarettes. « On les envoie aux douanes qui les brûlent sans se poser de question, c’est de la merde pour la santé ces trucs-là », raconte-t-il, las de ces tournées quotidiennes qui « ne servent à rien ». À l’arrivée des policiers, les vendeurs se sont dispersés et ont repris leurs affaires discrètement… à quelques mètres de là.
•• 1 euro pour fabriquer un paquet contrefait
Chargé de disséquer et d’analyser les cigarettes saisies par les Douanes, le laboratoire de Marseille rapporte qu’en moyenne, une cigarette contrefaite contient trois fois plus de cadmium et d’arsenic, sept fois plus de mercure et huit fois plus de plomb que les seuils autorisés, mais aussi du ciment, des sciures de bois, du plastique, des poils de bêtes et des excréments de rongeurs…
Contrairement à la cigarette de marque, une contrefaçon ne contient pas de dispositif d’auto-extinction. Obligatoire depuis 2011, ce procédé éteint la cigarette s’il n’y a pas d’aspiration « afin d’éviter les incendies, notamment pour ceux qui fument au lit », comme le souligne Denis Olivier, responsable du laboratoire. Un filtre officiel est fabriqué à partir de ouate, et comprend une multitude de trous pour faciliter le tirage. Tandis qu’un filtre contrefait est composé de polypropylène, un plastique utilisé dans l’industrie automobile. Les perforations seront moins nombreuses et faites de manière aléatoire.
L’idée est de sortir des produits aussi proches que possible des originaux, afin de les introduire dans le circuit officiel, pour un coût de fabrication le plus bas possible (estimé à 1 euro). Les trafiquants veulent avant tout « maximiser le profit en investissant très peu dans la matière première et en payant des ouvriers à très bas coût », explique Corinne Cléostrate, directrice des Affaires juridiques et de la lutte contre la fraude pour la douane (voir 11 octobre 2022), dans un article de franceinfo.
•• Le marché parallèle a augmenté de 60 % entre 2021 et 2022
La contrefaçon – qui désigne la production illégale de cigarettes en copiant les marques en vue d’alimenter des réseaux de distribution illégaux – et la contrebande (à petite ou grande échelle), ainsi que les achats transfrontaliers légaux (dès lors que le volume autorisé est respecté), composent ce qu’on appelle le « marché parallèle ». Tout ce qui est vendu en dehors du circuit officiel constitué par les buralistes, seuls autorisés à vendre des cigarettes en France. Ces achats, qu’ils soient légaux ou illégaux, sont par définition difficiles à retracer avec précision, ce qui complique l’estimation de la taille de ce marché.
Dans le circuit légal, le marché du tabac est dominé par les « Big Fours », les quatre multinationales qui contrôlent plus de 95 % du marché français : Philip Morris (Marlboro) British American Tobacco (Lucky strike, Dunhill…), Imperial Brands (Gauloises, News…), et Japan Tobacco (Camel, Winston…). À chaque augmentation du prix du paquet, ces mastodontes rappellent que chaque 50 centimes supplémentaires poussent les Français hors des bureaux de tabac, dans les bras de la contrebande. Jeanne Pollès, présidente de Philip Morris France, assène que 35 % de la consommation de cigarettes sort du réseau légal des buralistes, dont 29 % issue d’activités illicites (contrebande ou contrefaçon).
Toutefois un rapport parlementaire précise que la fiabilité de cette estimation est « régulièrement remise en cause », principalement parce qu’elle est issue d’une étude de KPMG… financée par Philip Morris. Le Comité national de lutte contre le tabagisme met en garde contre l’argumentaire des industriels sur une explosion du marché parallèle provoquée par une fiscalité trop lourde. L’idée derrière selon le CNLT : surestimer le marché parallèle pour pousser les pouvoirs publics à renoncer aux politiques de prévention, qui pénalisent les cigarettiers.
Au début de la crise sanitaire, lorsque les frontières ont été fermées lors du premier confinement, les sources parallèles d’approvisionnement du tabac ont été bloquées, augmentant mécaniquement les ventes chez les buralistes. Les autorités ont sauté sur cette occasion pour tenter de mesurer le plus précisément possible la taille du marché parallèle de tabac en France. Une mission de l’Assemblée nationale a alors évalué que « le marché parallèle du tabac est compris entre 14 et 17 % de la consommation totale de tabac, tous produits confondus ». Les chiffres montent à « 27 à 29 % pour les départements frontaliers ». Loin des chiffres avancés par les cigarettiers donc.
Toutefois la tendance est à la hausse, partout en France. D’après le ministère des Comptes publics, en 2020, les services douaniers ont saisi 284 tonnes de tabac, 402 tonnes en 2021 et 649 tonnes en 2022 (+60 % en un an).
•• « La map des vendeurs à la sauvette s’étoffe de jour en jour »
Et surtout, le trafic est de plus en plus visible. Il suffit de prendre le métro à Paris pour le voir : chaque sortie de station s’est progressivement transformée en tabac à ciel ouvert, où des vendeurs à la sauvette, chaque jour plus nombreux, mobiles et avertis, alpaguent les passants pour leur vendre leur marchandise. « La map s’étoffe de jour en jour », indique Philippe Alauze, président de la fédération des syndicats buralistes franciliens. « L’Île-de-France avoisine aujourd’hui la centaine de points de deal physiques, sans compter les réseaux en ligne. »
À Asnières, Ali gagne entre 40 et 60 euros par jour, en ne travaillant que le matin, mais il pourrait facilement empocher « jusqu’à 3 000 euros par mois ». En quatre ans de vente à la sauvette, il ne s’est jamais fait prendre. Il n’a d’ailleurs sur lui que quelques paquets de cigarettes et ne risque pas grand-chose en cas d’arrestation. « Les flics nous connaissent, ils essaient surtout de nous emmerder, pour pas qu’on traîne trop dans le coin, mais ils nous laissent faire nos affaires », affirme-t-il en voyant arriver deux policiers.
L’un des deux agents confirme : « Ils s’arrangent pour séparer le matériel du numéraire : celui qui a les cigarettes n’a pas l’argent sur lui. De sorte qu’il est impossible de prouver la transaction, à moins de les prendre en flagrant délit. » Et quand bien même, ajoute-t-il, « ils n’ont pas de papiers, donc même si on les chope, ils ressortent rapidement et sans payer d’amende ». Pour rappel, la vente à la sauvette est passible de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Quant aux acheteurs, ils risquent 135 euros d’amende. Les agents se contentent donc de saisir les paquets (6 000 euros ramassés sur l’année 2022 à la station Gabriel Péri) et de sanctionner les clients.
•• Plan tabac : adapter la riposte à l’ampleur du marché
De manière générale, les quantités saisies sont souvent faibles, ce qui complique la prononciation de peines lourdes. C’est pourquoi le gouvernement a lancé un « plan tabac », qui s’étend de 2023 à 2025, visant à « adapter la riposte douanière à l’ampleur inédite prise par le marché parallèle du tabac », autour de quatre axes : l’amélioration du renseignement douanier, le renforcement des moyens d’action et d’enquête, l’adaptation de la politique contentieuse et du cadre juridique, et la communication (voir 6 décembre 2022).
L’objectif est d’aligner les moyens sur ceux investis dans la lutte contre les trafics de stupéfiants puisque les filières de contrebande du tabac utilisent de plus en plus les mêmes modes opératoires que ceux employés pour le trafic de drogues : une criminalité organisée à travers une gestion contrôlée de la production, du stockage, de l’acheminement et de la distribution illicites des produits du tabac, un recrutement mafieux, des trafics locaux de type « fourmi », des méthodes d’intimidation, et des règlements de compte qui commencent à naître autour du trafic.
Le ministre a annoncé ce jeudi, lors du congrès de la Confédération des buralistes, le lancement d’un « Colbert 2 », « une nouvelle opération coup de point d’ampleur » dans les six mois à venir. Une première opération « Colbert » avait été menée en mai et juin dernier par douane, police et gendarmerie pour cibler tous les points de trafic et les aéroports, et avait permis de saisir près de 9 tonnes de tabac (voir 12 juin 2023).
•• De la contrebande à la contrefaçon
Ces dernières années, le trafic de cigarettes de contrefaçon produites en Europe est venu concurrencer les filières traditionnelles de contrebande (depuis la Chine, l’Europe de l’Est, ou des territoires frontaliers à la fiscalité avantageuse). Un article du Monde détaillait en 2021 ce « nouveau visage » du trafic de cigarettes : « La Belgique et la Pologne apparaissent comme de nouveaux centres névralgiques. Mais aussi l’Espagne, où une usine souterraine a été récemment découverte, sous le manège d’un centre d’équitation, l’entrée dissimulée par un conteneur. Quelques clics sur des sites d’e-commerce chinois suffisent pour se procurer, à un prix d’environ 300 000 euros, des machines flambant neuves susceptibles d’entrer légalement en Europe, sans autorisation particulière. »
Jusqu’à il y a peu, les usines clandestines produisant du tabac contrefait se situaient ainsi principalement dans des pays limitrophes de la France. Mais « les contrebandiers ont progressivement rapproché leurs entrepôts de la France, où la clientèle est forte. D’abord dans les pays frontaliers, et aujourd’hui, ils fabriquent carrément sur place », rapporte un porte-parole de la Direction générale des douanes. En deux ans, trois sites de production clandestins ont été démantelés sur le territoire français. Le premier en décembre 2021 à Poincy (Seine-et-Marne), avec la découverte de sacs de tabac brut, de machines permettant la confection de cigarettes, de cartons contenant des filtres à cigarettes, de bobines de papier, ainsi que de bidons de colle.
Le 3 septembre 2022, les brigades d’Aulnay-sous-Bois et de Rungis découvrent dans un entrepôt de Poincy 28 machines manifestement destinées à la mise en place d’une ligne de production clandestine de cigarettes (voir 14 septembre 2022). Enfin, en janvier 2023, c’est la plus grande fabrique clandestine de cigarettes jamais répertoriée dans le pays qui est découverte par les gendarmes à Saint-Aubin-lès-Elbeuf, près de Rouen, avec 100 tonnes de produits saisies pour un montant estimé à 13,7 millions d’euros (voir 15 et 17 janvier 2023).