Il serait sans doute rationnel de mettre en œuvre toutes les interdictions concernant le tabac en France avant de s’engager dans la voie de la légalisation d’autres formes de drogue, dont les effets ne sont pas moins nocifs, estime Jacques Attali dans une tribune publiée par Les Échos.
Nous reprenons, dans son intégralité, cette tribune … dont nous laissons la responsabilité à M. Attali.
Il est ironique, et tragique à la fois, de constater que, au moment où on autorise (comme en Allemagne), ou on parle d’autoriser, (comme en France) la production et la consommation de cannabis récréatif, on voit se multiplier partout les interdictions de produire et de consommer le tabac.
•• La plus récente tentative en ce sens est celle, cette semaine, de la Grande-Bretagne, dont le gouvernement vient de déposer un projet de loi visant à interdire définitivement à toute personne née après 2009, c’est-à-dire ayant quinze ans aujourd’hui, le droit de consommer et d’acheter du tabac. Tout au long de sa vie. Ce qui revient à faire en sorte que (sauf marché noir) l’usage du tabac disparaisse dans ce pays avec la dernière personne née avant 2009 (voir 17, 18 et 19 avril).
De fait, en Grande-Bretagne, le tabac est une cause essentielle de mortalité ; c’est même la principale cause de mortalité évitable : il est en effet responsable d’environ 80.000 décès par an ; il coûte au service de santé public (NHS) environ 20 milliards d’euros par an sans compter les coûts indirects. Enfin, quatre fumeurs anglais sur cinq ont commencé avant l’âge de 20 ans et restent dépendants jusqu’à la fin de leur vie.
L’opposition à ce projet est très sévère, en particulier dans le Parti conservateur, qui craint d’y perdre quelques-uns des rares derniers soutiens dont il dispose encore avant les élections législatives prochaines. Et les opposants emploient dans cette campagne des arguments aussi intelligents que ceux de Boris Johnson, qui ne trouve pas mieux à dire que de se prétendre scandalisé qu’on ose vouloir interdire de consommer les cigares, dont était si friand le grand Winston Churchill. Malgré ces oppositions si peu impressionnantes, ce projet de loi pourrait passer, avec l’appui des travaillistes.
•• La Finlande en point
Quelques autres pays sont plus en avance : si on exclut le Bhoutan et le Turkménistan, qui interdisent totalement l’usage du tabac, on trouve la Nouvelle-Zélande qui a fait voter, il y a deux ans, un texte interdisant la vente de cigarettes à toute personne née après 2008 (ce qu’un nouveau gouvernement à Auckland tente désormais de remettre en cause / voir 15 décembre 2022 et 28 novembre 2023).
On trouve aussi l’Australie, qui impose depuis 2012 que les emballages de cigarettes soient banalisés, qu’un paquet coûte plus de 30 euros et que l’importation et l’usage de cigarettes électroniques soient interdits.
Enfin, la Finlande en est presque parvenue à l’interdiction totale et absolue : par des prix très élevés, par l’interdiction des arômes différenciés, par la banalisation des paquets, et par l’extension de l’interdiction de fumer, très générale à l’intérieur, aux terrains de jeux ouverts et aux plages publiques (voir 26 avril 2023 et 15 janvier 2024).
•• La France en retard
La France, où le tabac fait des ravages (75 000 morts par an pour un coût direct de 18 milliards et indirect de 120 milliards), est, une fois de plus, très en retard dans la prévention. Les paquets y sont chers, mais les emballages ne sont pas banalisés. Le gouvernement français semble avoir la velléité nouvelle d’interdire l’usage des cigarettes électroniques à usage unique avant la fin de 2024.
Il serait sans doute rationnel de mettre en œuvre toutes ces interdictions, si malheureusement nécessaires, avant de s’engager dans la voie de la légalisation d’autres formes de drogue, dont les effets ne sont pas moins nocifs.
•• Économie de la mort
Plus généralement, il est ahurissant à mes yeux de constater la frénésie avec laquelle l’humanité fabrique des produits de l’économie de la mort, alors qu’elle a tant de difficulté à se doter des moyens de l’économie de la vie, (dont ceux de la santé, gravement endommagée par l’économie de la mort).
Sauf à tout attendre en ce domaine comme dans d’autres, (ce qui serait illusoire), des interdictions, sans doute faudrait-il en revenir à l’essentiel : créer les conditions pour que les entreprises de l’économie de la vie soient beaucoup plus rentables que celles de l’économie de la mort. Ce n’est pas si compliqué. Cela suppose juste un peu de réglementation et de fiscalité différenciée.
Cela vaut autant pour le tabac que pour les énergies fossiles, la nourriture transformée, et bien d’autres secteurs. Tout changerait vite. Mais qui le veut vraiment ? Qui osera s’attaquer aux lobbys de l’économie de la mort ? Il est tard … Pensons-y avant qu’il ne soit trop tard.