Le Figaro du 12 février publie un entretien avec Jean-Laurent Cassely, auteur d’une récente étude sur les bars-tabacs intitulée « La France des bars-tabacs, réinventer le dernier commerce populaire » (Voir 6 et 9 février).
• Le Figaro : Quelle est la fonction symbolique du bar-tabac dans la société ?
•• Jean-Laurent Cassely : Les buralistes dénombrent près de 13 000 bars-tabacs, dont une moitié vend également des journaux. Si on élargit la définition aux bars populaires, on doit être autour des 30 000 à 40 000 en France. Parmi eux, 29 000 points de vente diffusent l’offre Française des Jeux et environ 13 500 celle du PMU.
Le maillage territorial de ce réseau est très fin : sur les places de village, en bord de route, dans les centres et les rues commerçantes des villes moyennes, à la sortie des gares de RER ou des gares de province, aux angles de boulevards très passants … Le bar-tabac est partout. Et c’est une spécificité française.
Central dans l’espace public, il l’est aussi dans l’imaginaire collectif. Il est devenu un symbole de la convivialité, de l’art de vivre à la française. En témoigne l’initiative pour inscrire le café à la française au patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco. Toutefois, il est en voie de relégation sur le terrain. Cette étude montre que ces lieux ont un problème d’image et de réputation dans les grandes villes.
• Le Figaro : En quoi sont-ils devenus, selon vous, des « espaces refuges de la France populaire » ?
•• Jean-Laurent Cassely : Il faut sortir du fantasme d’un bar universel, dans lequel toutes les couches de la société se croisent. La nostalgie des années 1970-1980 a contribué à renforcer cet imaginaire ; les films de l’époque donnent l’impression que tous les Français traînaient au bar en permanence.
Il n’en reste pas moins qu’on assiste à une marginalisation culturelle de ces établissements, qui sont désormais fréquentés par des segments de la société et non plus par la société entière. Ce phénomène s’explique par la diminution du nombre de fumeurs en France, la chute de la consommation d’alcool – en témoigne le succès du « dry january » passé de « niche bobo » à phénomène de société en l’espace d’une décennie – ainsi que par le développement du télétravail et le déclin de la presse.
• Le Figaro : Est-ce que cela signifie aussi qu’il a perdu son rôle de point de jonction entre différentes catégories de la population ?
•• Jean-Laurent Cassely : George Clooney et les pubs Nespresso sont passés par là. Tout le monde a une machine à café de qualité chez lui et le bon café s’est diffusé au domicile. De plus, il existe des alternatives à l’extérieur, notamment dans les grandes villes, car l’offre commerciale y est plus diverse. On le voit avec l’essor du bar à bières, de la cave à manger, du café-boulangerie, ou du coffee shop. C’est la guerre du café ! Pour preuve, le New York Times a récemment consacré un article sur le face-à-face entre les bars traditionnels à la française et les coffee shops.
Face à cette fragmentation, les bars-tabacs ont eu tendance à se recentrer sur le cœur de clientèle et à renvoyer une image qui en a éloigné une partie de la population. D’où le fait qu’ils sont devenus un espace refuge de la France populaire, un endroit plus marqué socialement que dans le passé.
Jusqu’aux années 2000, le Français moyen allait encore déjeuner au bar-tabac à midi et se mélanger au reste de la population, les mères de famille pouvaient y boire un café après avoir déposé leur enfant à l’école. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cette fragmentation est plus avancée dans les grandes villes en raison de la richesse de l’offre de consommation de café hors domicile.
• Le Figaro : En somme, la France de 2025, est-ce « dis-moi où tu consommes ton café, je te dirais qui tu es » ?
•• Jean-Laurent Cassely : Le bar-tabac a perdu le monopole de la consommation du café car il est possible de boire du café partout, mais aussi parce qu’en tant que lieu, il a en partie perdu son rôle d’espace de convivialité, notamment depuis le Covid.
Le café (comme boisson et comme lieu) peut ainsi être perçu comme un indicateur d’une France morcelée. Le coffee shop, plus moderne et design, est fréquenté par une clientèle féminine, de cadres et d’étudiants. Aujourd’hui, chacun boit son café avec ses semblables. Cette polarisation n’est peut-être pas inéluctable. En témoigne l’émergence du café-boulangerie, un concept en vogue où l’on peut acheter des viennoiseries, du pain, boire du café et déjeuner sur place.
Par ailleurs, des bars-tabacs proposent désormais des cartes de café plus élaborées. On assiste peut-être à l’élaboration d’un modèle hybride avec, d’un côté, les bons côtés du café à la française (l’ambiance, la convivialité) et ceux du coffee shop (la qualité de la boisson, le soin apporté à la décoration et une culture du service).
Mais, pour survivre, ces lieux ne doivent pas devenir des espaces premium haut de gamme, sans quoi ils perdront leur clientèle populaire historique sans parvenir à attirer les Français qui les avaient désertés. Les dernières années ont été marquées par une vague d’ouvertures de bars et de restaurants adoptant les codes esthétiques du bar PMU et qui se réclamaient de son aura populaire (mixité, convivialité, authenticité) tout en gommant paradoxalement ce qui pouvait conférer à ces lieux leur dimension la plus populaire.
• Le Figaro : Expliquez-vous : faut-il s’attendre à une forme de gentrification ou de muséification du bar PMU ?
• Jean-Laurent Cassely : Après le resto routier ou le bouillon, on assiste à une réinvention des codes du bar PMU qui semble séduire une clientèle jeune et urbaine, lassée des lieux ultras conceptuels et aseptisés et ravie de boire une pinte à un tarif correct.
Pour autant, même si on voit ici ou là des bars populaires à la mode et qu’il en existe désormais des versions stylisées, ce n’est pas la gentrification qui menace ces espaces au plan national mais bel et bien la relégation ! De même, la fascination des milieux culturels pour ces bars peut être un signal de leur retour en grâce comme le prélude à leur effacement du paysage.
• Le Figaro : Vous expliquez aussi que de nombreux établissements sont aujourd’hui repris par des Français d’origine chinoise, souvent issus de la ville de Wenzhou. Comment expliquer ce phénomène ?
•• Jean-Laurent Cassely : C’est un phénomène massif, majoritaire dans le bassin parisien et dans les grandes villes, qui témoigne de la relégation symbolique de ces établissements, comme souvent lorsque les Français d’origine plus ancienne se détournent d’un métier.
Il s’explique par deux raisons essentielles : tenir ce type d’établissement est difficile. Ces commerces ouvrent aux aurores et ferment très tardivement. Il y a également une charge mentale de gestion de la clientèle qui n’est pas la plus facile. De plus, la communauté chinoise peut accéder à des prêts communautaires pour s’endetter, contrairement aux autres diasporas. Car reprendre un bar-tabac coûte cher.




