Coup sur coup, c’est la deuxième fois qu’un grand média consacre une longue enquête à la contrebande et à la contrefaçon de cigarettes. Après Le Monde (voir 16 octobre 2021), c’est au tour de l’Obs, publié ce jour.
C’est un vrai signe de prise de conscience médiatique. Nous reprenons ce long reportage de terrain ci-dessous.
Au coin des rues, dans les grandes villes, une armée de petites mains vend du tabac à la sauvette. Ces migrants sans papiers sont le dernier maillon de réseaux mafieux qui prolifèrent dans toute l’Europe, particulièrement en France, laissant les autorités démunies.
« Boro, boro, boro…» Il n’est pas encore 8 heures, ce matin-là, mais sur cette place toujours animée du centre de Saint-Denis, au coeur du 9-3, la litanie des petits vendeurs de Marlboro a déjà commencé. Ils sont une trentaine, au bas mot. A chaque fois qu’un tram arrive, ils tentent d’alpaguer les voyageurs, leur menue pile de paquets à la main. A 5 euros pièce, contre 10,50 euros au bureau de tabac, le calcul est vite fait. Carrefour de trafics en tout genre, cette place du 8-Mai-1945 est l’un des gros points de vente à la sauvette de la ville, l’un des plus chauds aussi (voir 28 septembre 2020).
Échauffourées, guerre des territoires, bagarres… Pour un client, un bout de trottoir, une fille ou un simple regard de travers, on sort un couteau, un cutter, une lame de rasoir. Il y a quelques mois, une rixe entre deux vendeurs de cigarettes a fait un mort. Quelques semaines plus tard, c’est un policier qui a été gravement blessé en tentant de s’interposer dans une bagarre. Régulièrement, le cri d’un guetteur retentit. Police. Le temps que la brigade arrive, les garçons s’égaillent comme des moineaux dans les rues voisines. Et reprennent leur place dès que les agents repartent, comme si de rien n’était. Sur une cartouche achetée 35 euros à un grossiste, ils gagnent environ 10 euros, parfois jusqu’à 1,50 euro par paquet. Un total de 20 à 40 euros par jour en moyenne, jusqu’à 60 pour les très bons vendeurs, les plus assidus, ceux qui se lèvent tôt et ne comptent pas leurs heures.
•• Saint Denis le 14 aout 2021. Les vendeurs de cigarettes sont installés à la sortie du tramway, sur la place du marché, les vendeurs d’origine algérienne (Région Ouest) se mélangent aux autres vendeurs d’origine africaine (Côte-d’Ivoire, Sénégal, Mali…) Maillot de foot et cheveux décolorés, Ayman (les prénoms des vendeurs ont été changés), 30 ans, une jambe atrophiée par la polio, ne peut pas courir, alors il planque son petit stock dans un sac en plastique glissé entre deux poubelles, qu’il ne quitte pas des yeux. Toujours souriant, ce jeune Algérien a l’autorité des anciens. Au bled, il réparait des Cocotte-Minute.
Arrivé en France il y a cinq ans dans l’espoir de se faire soigner, il ne pensait pas faire de vieux os dans ce trafic. Les années ont passé, ses potes se sont reconvertis dans les courses à vélo pour Uber. Pas lui. « Je n’ai pas fait tout ça pour me retrouver en prison » Ici, il est un peu le chef de bande. De l’autre côté de la place, Amir, 19 ans, originaire de Mostaganem, en Algérie, reste en retrait, intimidé. Arrivé en France il y a quatre mois, il a traversé la Méditerranée, l’Espagne, erré à Toulouse, Perpignan… À Lyon, on lui a proposé de livrer du cannabis et de la cocaïne, il a refusé. « Je n’ai pas fait tout ça pour me retrouver en prison. » A Paris, le jeune garçon, qui rêvait de la tour Eiffel et des Champs-Élysées, s’est retrouvé dans un squat à Pierrefitte. « C’est la galère », répète-t-il, un des rares mots français qu’il connaît. Au bled, Saint-Denis était un mythe, une espèce d’eldorado.
On disait qu’il y avait toujours moyen de s’y débrouiller, qu’on y trouvait du boulot, qu’il pourrait envoyer de l’argent à la famille. Mourad a emprunté près de 2 000 euros pour le voyage. Il va bientôt falloir commencer à rembourser, et il n’a pas le premier sou devant lui. A sa mère, il dit que tout va bien. Il n’a pas encore réussi à lui envoyer de l’argent, mais promis, c’est pour bientôt. Son copain Ismaël, 19 ans lui aussi, n’a que quelques pièces en poche, mais tient à nous payer un café. Il ne le dit pas, mais il a visiblement le mal du pays. Sur son téléphone, il montre les photos de sa maman, du mariage de sa soeur, du petit bateau dans lequel il s’est tassé, avec une vingtaine d’autres jeunes hommes, pour traverser la Méditerranée, « au milieu des grosses vagues ».
•• Sur l’image, les passagers frigorifiés font le V de la victoire. La police les appelle « les sauvettes ». Une armée de sans-papiers, précaires parmi les précaires, sans grand espoir de régularisation. On les croise à la sortie du métro, autour des principales stations RER d’Ile-de-France et des grandes gares à Lyon, Marseille, Toulouse ou Perpignan, « dans tous les gros lieux de passage », résume la commissaire divisionnaire Anouck Fourmigué, chef de la circonscription de Saint-Denis. Ils viennent du Maghreb, le plus souvent d’Algérie, mais aussi du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Mali, d’Afghanistan, du Bangladesh… Beaucoup sont là depuis peu. Kamel, 27 ans, arrivé il y a huit mois, travaille à Belleville. Il raconte : « Quand tu arrives, la cigarette, c’est ce qu’il y a de plus facile. Tu contactes un mec que tu connais sur Facebook, il te branche avec un grossiste, qui t’aide à trouver un point de vente, où il y a encore de la place. Au moins, tu peux manger. »
Le petit prince de la Chapelle Naïm a quitté le Maroc à 14 ans. Il est l’aîné de huit enfants. En Espagne, il a connu la rue et la drogue, dormi plusieurs semaines dans une carcasse de voiture, fait de la prison, où des policiers l’ont battu comme plâtre. Il a pleuré, pleuré « tous les jours ». Et en sortant, le déclic. « Fini la misère. » Depuis qu’il est à Paris, malgré son poids plume, il a conquis son territoire, « tout seul », précise-t-il, à coups de poing parfois. Il est multicarte, deale ce qui se présente à lui, « tant que ça ne risque pas trop ». Des cigarettes bien sûr, cartouches et détail, mais aussi des anxiolytiques, des tickets de métro à l’unité, qu’il rachète aux mineurs placés en foyer, du Subutex, bien d’autres choses encore… A 21 ans, c’est le petit prince de La Chapelle (voir 27 mai 2018).
•• Métro La Chapelle, le 17 août 2021. Y. compte la recette du jour apres une journee de vente de cigarettes a la sortie du metro. Tout le monde le connaît, y compris les policiers, qui le laissent tranquille. Lui, les repère tout de suite, même ceux en civil. Rieur, fluet, vif comme un électron, il court partout, blague avec les agents de la RATP, aide les mamans avec des poussettes, renseigne les touristes égarés, et mène sa barque sans faire confiance à personne, surtout pas aux autres vendeurs. « On n’est pas des dealers »« Dans la rue, il faut se méfier de tout le monde. » Dans sa poche, une grosse poignée de pièces. Sa recette du jour ? Le jeune homme rigole. « Tu me prends pour un clochard ou quoi ? »Il montre un portefeuille bien garni. Il n’a pas revu sa mère depuis huit ans, mais vient de lui acheter un petit deux-pièces au pays, sa fierté. Il compte faire venir deux de ses frères à Paris, ils travailleront ensemble.
À Saint-Denis, l’après-midi d’Amir et d’Ismaël touche à sa fin. Trop timorés pour accoster les clients, trop fiers pour affronter le regard agacé des passants, ils n’ont pas vendu grand-chose : « Les gens croient qu’on est tous des voleurs…» Et il faut bien le dire, il y en a aussi parmi eux. Des gamins notamment, qui traînent et font parfois le guet contre un petit billet. Eux ne vendent pas de cigarettes : « Les Marlboro, ça ne rapporte rien, madame. Nous, on préfère les smartphones, les chaînes en or », fanfaronne Amin, 16 ans, les yeux rougis, explosés par les joints ; son pote Ahmed, le regard dur, les bras couverts de cicatrices, arpente la place, en quête d’un mauvais coup. Les vendeurs de cigarettes se méfient d’eux. « Ces petits, ils attirent les ennuis » dit Ilyan, 29 ans. La veille au soir, après une soirée d’embrouilles, ce grand échalas de 1,95 mètre s’est battu avec un pickpocket, justement. « Pendant que moi je travaille, lui, il vole. C’est pas possible…, dit-il en montrant ses phalanges tuméfiées. Nous, on ne veut pas voler. On n’est pas des dealers. On essaie de survivre, on ne fait rien de mal. » Des données floues, des chiffres contestés Ils sont les derniers maillons d’un trafic puissant et organisé, une armée de l’ombre, la face visible d’un iceberg dont les pouvoirs publics peinent encore à prendre la mesure. Les données sont encore floues, les chiffres contestés.
•• Selon une récente étude parlementaire de la commission des finances pilotée par Éric Woerth (LR) et Zivka Park (LREM) remise fin septembre (voir 29 septembre 2021), le marché du tabac échappant au réseau des buralistes, représenterait de 14 % à 17 % de la consommation totale. Une fourchette basse… L’Observatoire français des Drogues et des Toxicomanies parle de 23 % (soit une cigarette sur quatre). Et la dernière enquête annuelle du cabinet de conseil KPMG, réalisée pour le compte du puissant cigarettier Philip Morris, estime même cette part aux alentours de 30 %. Au-delà de la bataille des chiffres, buralistes et experts s’accordent sur plusieurs points. Un : à 17 %, 23 % ou 30 %, le problème engendré par ce marché parallèle, et qui a pris une ampleur inédite avec l’augmentation des taxes sur le tabac, est sérieux. Eric Hermeline, président de l’association Buralistes en colère, déplore : « Ça a commencé avec le premier plan cancer, qui a créé un appel d’air dans les pays limitrophes et l’Algérie, et, depuis, ça n’a pas arrêté. Nous sommes aujourd’hui le pays le plus cher d’Europe continentale. Le nombre de filières clandestines explose. » Deux : malgré une fiscalité qui représente plus de 80 % du prix d’un paquet, la France reste un pays de très gros fumeurs. « Les ventes ont régressé plus rapidement que le taux réel de consommation », constate ainsi la députée Zivka Park, ce qui relativise les résultats affichés des campagnes de santé publique.
Pas question pour autant de les remettre en cause, elles ont porté leurs fruits. Mais le « facteur prix », selon le rapport des parlementaires, semble trouver ses limites. Trois : la France est le pays d’Europe continentale où le prix du paquet est le plus élevé. Avec 300 millions de cartouches, l’an passé, pour un marché de 1,5 milliard d’euros (selon KPMG), c’est aussi celui où la consommation de produits parallèles est la plus forte, et de loin. Manque à gagner pour l’Etat : de 3 à 5 milliards d’euros, peu ou prou ce qu’auront coûté les campagnes de dépistage du Covid à la Sécurité sociale.
•• Attention : toutes les « cheap whites », comme les services des douanes appellent ces cigarettes vendues sur le marché parallèle, ne sont pas illicites.
Il y a les achats transfrontaliers, en Belgique, en Andorre ou en Espagne, ceux du duty free, ou encore les cartouches rapportées par des voyageurs rentrant de Russie, d’Ukraine, du Maghreb, et de la plupart des pays d’Afrique, où le paquet ne vaut pas plus de 2 euros.
La France vient encore d’en limiter l’importation. Dans la limite des 200 cigarettes, c’est légal. Mais s’y ajoute évidemment le trafic des « fourmis », qui bourrent coffres et valises de cartouches, en sachant bien que les probabilités de se faire pincer sont minces. Enfin, il y a la contrebande à plus large échelle, celle qui arrive par conteneurs entiers du Maghreb. Ce sont les fameuses « Marlboro Bled », fabriquées sous licence des cigarettiers. Avec le Covid et la fermeture des frontières, ces sources se sont forcément taries.
•• Mais une nouvelle filière a, selon l’enquête de KPMG, littéralement explosé à la faveur du confinement : le business de la contrefaçon.
Des usines ont poussé comme des champignons en Belgique, aux Pays Bas, en Espagne… Principal marché ? La France. Ces ventes, qui y ont dépassé les 5 milliards d’unités en 2020, sont en hausse de… 600 %. Jusqu’au Covid, Ilyan, installé à Nanterre, vendait pour l’essentiel des « Marlboro Bled », « le top », une qualité « presque à la française », dit-il. Mais, depuis la pandémie, ces « Boro Bled » sont devenues rares et, à 7 ou 8 euros le paquet, bien trop chères pour la clientèle des quartiers populaires. Ilyan s’est rabattu sur le tout-venant : des Dunhill, des Winston, des Marlboro surtout, le plus souvent agrémentées d’un faux logo « Duty Free », mais aussi des paquets estampillés American Legend, Minsk ou Ashima, importés de Biélorussie, où le paquet ne vaut pas plus de 2 euros. Nanterre Ville le 16 aout 2021. B. vend des cigarettes de contre facon a la sortie du RER. Il gagne jusqu’à 50 Euros jour et vend environ 2 cartouches dans ce tunnel aux passants. Certains sont devenus ses clients habituels. Toutes les contrefaçons contiennent en fait plus ou moins le même produit – seul l’emballage varie – et proviennent d’usines éphémères, aussi vite montées que démontées, dans les pays frontaliers de la France. Rien qu’en 2020, la police en a démantelé une bonne centaine en Belgique. Quasi inexistants il y a trois ans encore, ces produits représentent sur certains « spots », comme Lille, jusqu’à un tiers du marché parallèle.
••Pas facile de lutter contre ces mafias dont les cerveaux se trouvent généralement en Europe de l’Est. Daniel Bruquel, chef du service de prévention du commerce illicite chez Philip Morris (voir 26 août 2021), souligne : « Ils sont organisés sur le modèle du trafic de stupéfiants, mais avec un bien meilleur ratio bénéfices-risques et une très bonne rentabilité. » Entre les têtes de réseau et les petits revendeurs, on compte environ cinq échelons hiérarchiques. Comme pour les stups, il y a des transporteurs, des grossistes, des semi-grossistes, qui font tous, selon les experts de Philip Morris, environ 10 euros de bénéfices par cartouche. Il y a des « nourrices » aussi : des hommes dans les foyers de travailleurs, ou des mères isolées dans des cités, qui acceptent de stocker des paquets, ou quelquefois à leur insu, dans leur appartement ou leur box, contre quelques dizaines d’euros.
Selon les points de vente, les circuits d’approvisionnement et l’organisation varient. Certains spots sont plus cadenassés que d’autres. Ilyan n’est pas à Saint-Denis pour vendre. « Trop tendu, trop violent, dit-il. Là-bas, tu ne t’installes pas comme ça. » Un contrôle et c’est la catastrophe Sur le parvis de la gare, contrôlée par un « parrain-placier », les places seraient payantes. 10 euros la journée. Lui tente de développer un nouveau spot à la gare de Nanterre, entre un primeur à la sauvette et un petit point de deal de cannabis. Survêt et claquettes, petite queue-de-cheval relevée sur le haut du crâne, Ilyan est donc venu ici se fournir : quatre cartouches pour un pote, une pour lui. Il est fauché. La veille, il a fumé des joints, bu des bières et du whisky. Il s’est réveillé dans son squat, un matelas déplié dans la cuisine d’un foyer de travailleurs, sans un sou. Il a dû emprunter de l’argent, et veut se refaire. Rendez-vous est pris devant la gare avec son grossiste habituel, un grand Black que le jeune homme, par ailleurs rigolard et hâbleur, refuse de nous présenter. « C’est chaud, avec eux. » Quand il revient, ce n’est plus le même. Ultra-nerveux, sur le qui-vive, prêt à décamper, il refuse qu’on le suive. « Ça va attirer l’attention. » Dans son sac en plastique, qu’il double pour éviter qu’on voie le contenu, il y a pour 150 euros de marchandise. Il lui faut maintenant traverser Paris, en fraude, dans le RER. Un contrôle, et c’est la catastrophe. Il file, en espérant mettre les cartouches en sécurité dans le foyer où un locataire lui sous-loue un casier. Insolvables et sans papiers.
•• À Saint-Denis, grosse plaque tournante de l’Ile-de-France avec La Courneuve et Aubervilliers, les Algériens se fournissent auprès de grossistes bangladais ou africains, eux-mêmes approvisionnés par des Moldaves. « Les Africains se débrouillent entre eux, cela semble moins structuré », affirme la commissaire divisionnaire Anouck Fourmigué, chef de la circonscription de Saint-Denis, spécialisée dans ces trafics.
Certains vendeurs ont organisé des « drives », d’autres écoulent leur marchandise en ligne, via les applis Snapchat ou Telegram où l’on trouve en quelques clics des offres élaborées, agrémentées de promotions. Mais les petits grossistes, qui viennent approvisionner les vendeurs, ne sont guère mieux lotis que leurs clients.
Abdou est un Sénégalais de 28 ans qui livre ses cartouches sur le parvis de la gare. Il espérait devenir chauffeur routier. Il occupe un lit dans un foyer au fin fond du Val-d’Oise, écoule au mieux quatre ou cinq cartouches par jour, et enrage contre cette existence à laquelle il ne voit pas d’issue. Les vrais grossistes, qui écoulent la marchandise par centaines de cartouches, il ne les connaît pas. Il récupère ses paquets dans la rue, paie un intermédiaire, c’est tout. Un commissaire d’Ile-de-France résume : « Ce business, c’est l’exploitation de la misère par la misère, le capitalisme poussé à l’extrême. » Les vendeurs ont à peine l’impression d’être dans l’illégalité. Après tout, le tabac est en vente libre. « Ils sont dans une logique de survie », dit la commissaire.
Insolvables et sans papiers – ou dotés de faux papiers -, ils savent qu’ils ne risquent pas grand-chose. Peut-être un rappel à la loi, très rarement une garde à vue. Au pire une OQT, une obligation de quitter le territoire, qui ne sera jamais appliquée. Des arrestations jamais suivies d’effets Pas facile dans ces conditions de motiver les agents. Concentrés sur le trafic de stupéfiants, la priorité n° 1 du gouvernement, ils ont d’autres chats à fouetter que de s’occuper de ces pauvres bougres. Les tribunaux sont engorgés, les arrestations, chronophages et, faute de moyens judiciaires, quasiment jamais suivies d’effets. « Et même si on les arrêtait, il y en aurait instantanément d’autres qui s’installeraient. Ça n’a pas de sens », soupire Éric Lejoindre, maire du 18e arrondissement parisien, confronté au problème depuis des années. Alors que faire ? Taxer les clients, sans lesquels il n’y a pas de marché ?
••Théoriquement, l’achat de cigarettes de contrebande est passible de 135 euros d’amende. Certaines municipalités ont essayé. La plupart ont renoncé. Trop de moyens pour si peu de résultats. Empêcher les vendeurs de s’installer ? « Cela veut dire une présence H24, et ils se déplacent de quelques centaines de mètres puis reviennent dès qu’on relâche la pression », dit le maire du 18e… Il ajoute : « La municipalité a recruté 37 agents de sécurité. c’est beaucoup. Mais ils doivent aussi s’occuper de prostitution, du deal, des agressions, des vols…, ajoute Nathalie Voralek, adjointe chargée de la sécurité à la mairie de Saint-Denis. Il faudrait des moyens bien plus importants. Et une prise de conscience nationale. »
En attendant, les riverains sont excédés. Katy Bontinck, première adjointe à la mairie de Saint-Denis affirme : « La vente à la sauvette, c’est du bruit, du harcèlement de rue, de l’insécurité. Beaucoup vivent dans des squats, chez des marchands de sommeil, ils peuvent être violents. C’est un problème global. » De nombreux vendeurs prennent du Rivotril, « Madame Courage », comme ils le surnomment, ou du Lyrica, « la fusée », deux anxiolytiques euphorisants et hallucinatoires qui font perdre le contrôle et boostent l’agressivité. A 1 euro le cachet, c’est leur carburant. « L’agressivité est constante, entre eux, avec les autres, mais aussi contre eux-mêmes », note le commissaire Hervé, à Saint-Denis, en montrant des photos de jeunes hommes, torses et bras atrocement lacérés. « Ils se scarifient, se tapent la tête contre les murs…» Le lendemain, ils ont tout oublié. « Harceler les vendeurs en espérant qu’ils s’installent plus loin » Presque tous y ont touché, certains ont coulé. Comme Ilyan, le vendeur de Nanterre, interdit de circulation dans tout l’Est parisien après avoir agressé un agent de la RATP. Il avait avalé deux plaquettes, fait une overdose, s’est réveillé aux urgences psychiatriques, où il est resté plusieurs semaines, dans un état limite. Il ne se souvient de rien. Tantôt en survêt, tantôt en djellaba, il oscille entre périodes de toxicomanie débridée et fréquentation intensive de la mosquée. Il a vrillé. Originaire d’une famille de la classe moyenne algérienne, cet ancien militaire a gagné pas mal d’argent, beaucoup flambé, tout cramé. Alcool, boîtes de nuit, tournées des grands-ducs… Aujourd’hui, il est à la rue, complètement perdu. La veille, le responsable du foyer Adoma a mis ses affaires à la poubelle et l’a jeté dehors.
•• Comment enrayer ces trafics, quand il y a 5, 6, parfois 8 euros d’écart entre le paquet vendu en France et celui vendu en Ukraine ou au Maghreb ? « Il faut une harmonisation fiscale, au moins au niveau européen », dit le responsable d’un centre des douanes à Laon. Pour Éric Lejoindre, le maire du 18e à Paris, la seule réponse possible est de stopper ces trafics à la source. Et d’obliger les grands cigarettiers à mieux contrôler la traçabilité de leurs produits.
Il explique : « Une fois que les cigarettes sont sur nos territoires, c’est trop tard. Il n’y a plus grand-chose à faire. Or beaucoup de ces cigarettes viennent de leurs usines, ce ne sont pas des produits volés. Il faut qu’ils se donnent les moyens de mieux les identifier. » Un élu de Saint-Denis confirme : « On est impuissants. C’est un peu cynique, mais tout ce qu’on peut faire, c’est harceler les vendeurs. En espérant qu’ils s’installent plus loin. »
La principale angoisse des « sauvettes », en effet, c’est que les agents confisquent leurs paquets. Ils ont dû avancer l’argent, s’endetter parfois, pour acheter la marchandise. Une saisie, c’est une perte sèche. Seule solution : avoir le moins de stock possible sur soi. « Au lieu d’une ou deux cartouches il y a quelques années, ils n’ont plus que quatre ou cinq paquets sur eux », constate Eric Lejoindre. A Saint-Denis, ils se font réapprovisionner dans la journée par des livreurs en trottinette. A la Chapelle, il y a des planques, partout. Elies nous fait faire un tour du quartier. Il dit : « Tu vois l’étalage de fruits et légumes de cet épicier ? Dessous, c’est blindé de paquets. Les trois Afghans qui ont l’air de bavarder entre eux ? Ils surveillent. Les piliers du métro aérien ? Blindés aussi. Le local à poubelles ? La trappe de téléphonie ? Il y a des cigarettes partout, je te dis. »
Soudain, un petit mouvement de foule. Descente de police, square Louise-de-Marillac. L’« oasis urbaine »du quartier, selon le panneau, est totalement investie par les dealers. Chaque buisson est truffé de paquets. Les vendeurs déguerpissent. La police repartira sans avoir interpellé quiconque, avec quelques cartouches. Les saisies de cigarettes sont censées être détruites. Mais à tort ou à raison, tous les vendeurs sont convaincus que certains agents se servent au passage. A Saint-Denis, Younès, un gros vendeur bien établi, s’est fait confisquer quatre cartouches le matin, par un policier en trottinette toujours posté à quelques mètres de son stand. A force, ces deux-là se connaissent.
« Disons que ce sont mes impôts », ironise Younès, en cherchant déjà de nouveaux acheteurs des yeux. Lui ne fume pas « n’importe quoi ». Dans sa poche, il a un paquet de Marlboro. Acheté au bureau de tabac.