Au cours des derniers mois, plusieurs signaux inquiétants sont apparus montrant que l’industrie du tabac est en train de gagner le combat contre l’intérêt général, souligne, dans une tribune au Monde.fr, le cardiologue et polémiste Olivier Milleron, auteur du pamphlet « Fumer c’est de droite » (voir 18 décembre et 5 septembre 2022). Nous reprenons son texte.
Nous parlons d’une industrie vendeuse d’un produit qui met en danger la santé de ses clients et qui tue la moitié de ses consommateurs réguliers. Nous parlons de l’industrie du tabac dont le coût pour notre système de santé, estimé à 26 milliards par an, est bien supérieur aux revenus fiscaux générés par la vente de tabac, qui ne sont que de 16 milliards d’euros.
Nous parlons d’un produit vendu par les buralistes dont deux tiers ne respectent pas la loi interdisant la vente de cigarettes aux mineurs.
Nous parlons d’une industrie dont le bilan social et environnemental est catastrophique : travail des enfants dans les champs de tabac, déforestation – selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il faut couper un arbre pour produire 300 cigarettes –, monoculture conduisant à l’utilisation de pesticides et d’engrais, consommation très importante d’eau puisqu’il faut plus de 3 litres d’eau pour produire une cigarette, production de CO2 correspondant, chaque année, à 3 millions de vols transatlantiques.
•• Relations troubles
Nous parlons d’une industrie dont les techniques de manipulation, les tentatives de corruption et l’implication dans le commerce illicite ont été maintes fois démontrées, ayant conduit à un traité spécifique : la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, dont le préambule stipule « la nécessité d’être vigilant face aux efforts éventuels de l’industrie du tabac visant à saper ou dénaturer les efforts de lutte antitabac ».
L’industrie du tabac n’est donc pas une industrie comme les autres. Et, pourtant, au cours des derniers mois, plusieurs signaux inquiétants sont apparus montrant que l’industrie du tabac est en train de gagner le combat contre l’intérêt général.
L’industrie du tabac est responsable de 5 % de la déforestation mondiale annuelle. Pourtant, la décision prise récemment par l’Union européenne (UE) d’interdire l’importation en Europe de produits issus de terres déboisées après décembre 2020 concerne la viande bovine, le cacao, le café, l’huile de palme et le soja, mais pas le tabac.
L’industrie du tabac génère 84 mégatonnes de CO2, soit l’équivalent de 20 % des émissions annuelles des vols commerciaux. Mais elle est épargnée par le futur mécanisme européen de taxe carbone aux frontières qui sera mis en place pour aligner le prix du carbone payé pour les marchandises importées avec celui des produits de l’UE. Les importations d’acier, d’aluminium, de ciment, d’engrais, d’électricité, d’hydrogène seront soumises à cette taxe carbone. Pas le tabac !
Plusieurs affaires de relations troubles entre élus européens ou fonctionnaires européens et industriels du tabac ont émergé au cours des dernières années, laissant craindre que cette mansuétude des instances européennes vis-à-vis des « Big Tobacco » ne soit pas fortuite.
•• Andorre, le Luxembourg et le commerce illicite
Au niveau national, Emmanuel Macron déclarait en 2021 : « Je souhaite que la génération qui aura 20 ans en 2030 soit la première génération sans tabac. » Cependant, le plan de lutte contre le commerce illicite de cigarettes, annoncé récemment par le ministre des comptes publics, reprend intégralement les arguments fallacieux de l’industrie du tabac.
Il est pourtant de notoriété publique que la quasi-totalité des cigarettes vendues hors des bureaux de tabac proviennent des usines des industriels du tabac, qui inondent les pays limitrophes, tels Andorre et le Luxembourg, dans lesquels le prix de vente est bien moindre, alimentant sciemment le commerce illicite.
On doit s’inquiéter que la régie publicitaire Mediatransports ait accepté une campagne, financée par l’industrie du tabac, affichée dans les transports en commun franciliens, qui affirme que le financement de réseaux mafieux internationaux serait alimenté par la contrefaçon de cigarettes. Cette contrefaçon ne représente pourtant que 5 % à 10 % du commerce illicite de cigarettes.
En février 2022, cette même régie publicitaire avait, de façon incompréhensible, refusé une campagne de l’Alliance contre le tabac (ACT), « Changeons leur futur », dénonçant l’exploitation des jeunes par l’industrie du tabac. Les motifs avancés pour ce refus sont clairs : visuel « dénigrant à l’égard de l’industrie », relevant de « pratiques déloyales », « allégation (…) présentant un caractère politique ». Comme si l’industrie du tabac était une industrie comme les autres.
Lors de la discussion de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 sont apparus des amendements qui étaient, à l’évidence, écrits par l’industrie du tabac. On peut, par exemple, citer le député Charles de Courson (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), qui a déposé un amendement proposant une fiscalité plus favorable pour le tabac chauffé, qui n’est vendu que par Philip Morris. C’était d’autant plus consternant que c’est une récidive. En 2014, il avait déposé un amendement proposant une baisse de la fiscalité sur la vente de cigarettes. Étonnamment, son collègue socialiste Jean-Louis Dumont avait déposé le même amendement, à la virgule près.
Et que dire du label ISR (investissement socialement responsable) créé par le ministère de l’économie et des finances pour les investisseurs qui veulent des placements « propres » dans la finance. Ce label n’exclut pas expressément l’industrie du tabac. On finira cette énumération de signaux inquiétants par un symbole : la nomination récente comme chevalier de la Légion d’honneur de Philippe Coy, le président de la Confédération nationale des buralistes, sur proposition du ministère de l’économie et des finances.
•• Comment ne pas faire le lien entre cette mansuétude des acteurs politiques, économiques et de la communication pour l’industrie du tabac et les mauvais résultats de la France dans la lutte contre le tabagisme : plus de 3 adultes sur 10 sont fumeurs et la situation se dégrade. Santé publique France constate, pour la première fois en 2022, après cinq ans de baisse d’une ampleur inédite, une stagnation du nombre de fumeurs et même une augmentation chez les femmes et les personnes moins diplômées.
Il est donc indispensable de rappeler que l’industrie du tabac est infréquentable, car dangereuse pour notre santé, notre environnement et notre démocratie. Tous les accommodements d’acteurs publics ou privés avec l’industrie du tabac s’opposent à l’intérêt général et sont injustifiables. Ils doivent être rendus publics et dénoncés.