Le trafic de drogue menace notre société. Si ce n’est pas encore le cas du trafic de cigarettes, il est permis de s’inquiéter de son doublement en seulement quatre ans. Une étude récente émet l’hypothèse qu’il puisse même, à terme, supplanter le marché légal.
C’est ainsi que débute une tribune de l’IREF (Institut de Recherches économiques et financières, voir 16 décembre 2024) – signée Patrick Coquart – que nous reprenons.
Le sénateur Étienne Blanc a présenté, lors du colloque organisé par l’IREF le 2 avril, le rapport qu’il a rédigé au nom de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France.
Le tableau qu’il a dressé de la situation n’est guère réjouissant : « La France est submergée par le narcotrafic. Des zones rurales et des villes moyennes sont désormais touchées par le narcotrafic qui n’est pas le seul fait de mafias étrangères mais, aujourd’hui, de groupes français structurés et dangereux. […] Plus aucun territoire, plus aucune catégorie sociale ne sont épargnés et les outre-mer, en raison de leur situation géographique, sont particulièrement pénalisés.
L’Europe est désormais un lieu de production de drogues de synthèse (pas moins de 897 ont été répertoriées), beaucoup plus faciles à produire discrètement car ne nécessitant pas de surfaces de culture. »
Étienne Blanc s’est dit également très inquiet de « l’émergence de la corruption des agents publics et privés ».
Le sénateur a rappelé les principales propositions du rapport, largement reprises dans la loi contre le narcotrafic adoptée par le Parlement fin avril 2025.
Un marché parallèle du tabac en expansion fulgurante
Nous pourrions, à peu de choses près, reprendre les propos du sénateur Blanc pour parler du marché parallèle des produits du tabac.
Dans un rapport récent – réalisé notamment en collaboration avec la Confédération des commerçants de France (CDF), l’Union des fabricants pour la protection internationale de la propriété intellectuelle (Unifab) et l’Ifop – le cabinet EY-Parthénon étudie les trafics de produits du tabac en France (voir 1er janvier 2025 / étude).
L’étude fournit d’abord quelques chiffres édifiants sur ce marché parallèle constitué par les achats de produits du tabac hors du réseau des buralistes.
EY-Parthénon estime qu’il représente 38 % de la consommation annuelle de cigarettes en France. « Cela signifie que sur les 65 milliards d’équivalents cigarettes consommés en France, 25 milliards proviennent de ce marché parallèle. En termes de volume, c’est comme si chaque jour 1 200 Renault Clio entraient en France, le coffre chargé de cartouches de cigarettes. »
Ce marché parallèle est en forte croissance depuis 2019, avec une augmentation moyenne de 13 % par an, poussée notamment par l’essor des trafics.
En effet, si les achats légaux à l’étranger (où les cigarettes sont moins chères car moins taxées) représentent environ 15 % du marché, cela signifie que la contrebande et la contrefaçon en représentent 23 %.
Et si les bureaux de tabac vendent encore pour près de 20 milliards d’euros de tabac, le marché parallèle est estimé à 8 milliards, dont 2,3 milliards proviennent des trafics. À titre de comparaison, le trafic de drogues est estimé en France à 3,5 milliards d’euros (rapport d’Étienne Blanc).
L’expansion fulgurante du marché parallèle au cours des dernières années (il a doublé en 4 ans) a plusieurs explications.
Il y a évidemment la lucrativité des trafics : EY-Parthénon estime qu’une grande ligne clandestine de production de cigarettes coûte environ 800 000 euros, qu’elle va générer un chiffre d’affaires de 19 millions d’euros en seulement trois mois, et que sa rentabilité est d’environ 80 %. C’est-à-dire qu’il faut quelques jours à peine pour que l’investissement initial soit amorti et que l’usine devienne profitable.
Une autre explication tient à la multiplication des canaux alternatifs d’achat.
Bien sûr, les achats à l’étranger se sont multipliés depuis 2024, où la France a été contrainte de se mettre en conformité avec le droit européen et n’autoriser l’importation que de quatre cartouches par personne.
Les ventes en ligne (Telegram, Snapchat…) se sont très largement répandues, y compris pour des produits de contrefaçon, tout comme les ventes à la sauvette. C’est ainsi qu’un tiers des fumeurs interrogés par l’Ifop affirment ne pas avoir acheté de produits du tabac chez un buraliste au cours des 12 derniers mois !
Ce qui est surprenant, et qui constitue une des révélations de l’étude, c’est qu’environ 40 % des épiceries de proximité visitées par les enquêteurs de l’Ifop vendent des produits du tabac malgré le monopole légal dont bénéficient les buralistes.
Un chiffre qui peut monter jusqu’à 80 % à Montpellier (où la marchandise vient facilement d’Espagne et d’Andorre).
On comprend mieux pourquoi la préfecture de police de Marseille a exigé que les petites épiceries du centre-ville soient fermées entre 22 heures et 6 heures du matin : elles sont le lieu de tous les trafics possibles et créent des nuisances pour le voisinage.
La fiscalité a atteint ses limites
Car, bien évidemment, qui dit trafics et marchés parallèles dit augmentation de l’insécurité et de la criminalité… et dépenses publiques en hausse pour tenter de la contenir, tant de la part des collectivités locales (polices municipales) que de l’État.
Mais les moyens publics consacrés à la lutte contre les trafics représentent bien peu de chose (environ 100 millions d’euros selon EY-Parthénon) comparativement aux coûts de ces trafics estimés à 4,8 milliards d’euros : 3,8 milliards de pertes fiscales pour l’État et les comptes sociaux (taxes non perçues), et 1 milliard de pertes économiques notamment pour les buralistes, les industriels et les logisticiens.
Pour EY-Parthénon, l’augmentation continue et très forte de la fiscalité ces dernières années (le paquet est passé de 7 euros à 12,50 euros entre 2017 et aujourd’hui, soit presque +80 %) est un autre facteur explicatif de la montée des marchés parallèles.
Il faut dire que lorsqu’un paquet de cigarettes est vendu 12,50 euros dans un bureau de tabac, il est tentant de se rendre chez un commerçant parallèle où il coûte environ 8 euros s’il provient de la contrebande, et autour de 5 ou 6 euros s’il est issu de la contrefaçon.
L’étude d’EY-Parthénon dresse toute une liste de recommandations pour lutter contre les trafics.
Il nous semble, quelle que soit la pertinence de ces propositions, que la plus efficace reste – comme nous l’avons montré à de nombreuses reprises – l’adoption d’une politique visant à promouvoir les alternatives moins nocives à la cigarette.
Or, le gouvernement de François Bayrou – à l’instar de ses prédécesseurs – n’a pas choisi cette voie.
Au contraire, Catherine Vautrin, ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles, a demandé à la Commission européenne la permission d’interdire la vente de sachets de nicotine sur tout le territoire français.
N’est-ce pas le meilleur moyen de mettre ce produit – autorisé, voire promu, dans nombre de pays européens car jugé utile à la réduction du nombre de fumeurs – entre les mains des trafiquants ?