L’arrestation puis la mise en examen de Pavel Durov, liées à l’usage de sa plateforme Telegram par des organisations criminelles, ont relancé les débats sur la dangerosité des réseaux sociaux, notamment pour la santé mentale des jeunes.
Pendant que certains crient aux atteintes à la liberté d’expression, d’autres s’interrogent sur l’efficacité de cette arrestation. Imagine-t-on gérer la crise de santé publique liée au tabac en arrêtant les patrons des cigarettiers, sans en réguler le prix et en laissant les usagers mineurs accéder aux cigarettes ?
Ainsi démarre une chronique signée Pauline Grosjean (professeure d’économie à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, Australie) … dans Le Monde (édition papier du 5 septembre). « C’est un principe fondamental d’économie publique : il faut réguler et taxer les biens et les services qui génèrent des externalités négatives » poursuit-elle.
•• Certes, les réseaux sociaux ne sont pas le tabac.
En particulier, l’usage de tabac, on le sait bien, entraîne des « externalités négatives » – c’est-à-dire des impacts négatifs sur ceux qui choisissent de ne pas consommer de tabac –, dues notamment à la dangerosité de l’exposition secondaire à la fumée. Mais le tabac, notamment chez les jeunes, génère une autre externalité, désignée comme « externalité de réseau » : plus les autres fument, plus j’ai intérêt à fumer. Par exemple, pour être dans le coup de la fumette aux toilettes (ou dans la version « employé de bureau », pour partager la pause cigarette).
Et c’est ainsi que les réseaux sociaux sont beaucoup plus semblables au tabac qu’on ne peut l’imaginer. La consommation des réseaux sociaux, comme celle des cigarettes, est éminemment sociale. Elle génère des externalités de réseau : plus une plateforme a d’utilisateurs, plus les autres ont intérêt à la rejoindre, pour y retrouver ses amis, par exemple. Et ces externalités peuvent être négatives pour ceux qui n’y sont pas : peur de rater quelque chose (une soirée ou un événement important), peur d’être exclu ou d’être mal vu.
•• C’est ce que montre une étude menée par quatre économistes auprès de plus de 1 000 étudiants américains (« When product markets become collective traps : the case of social media », Leonardo Bursztyn, Benjain Handel, Rafael Jimenez et Christopher Roth, National Bureau of Economic Research, 2023-2024).
Il était proposé aux « cobayes » de désactiver leur compte Instagram ou TikTok selon deux scénarios possibles : soit aucun autre utilisateur ne désactive son compte, soit tous les autres le désactivent aussi. Les résultats sont clairs. Si aucun autre utilisateur ne désactive, aucun participant ne veut désactiver son compte. En revanche, beaucoup d’entre eux souhaiteraient supprimer leur propre usage du réseau social si les autres faisaient de même.
En particulier, une majorité des étudiants (60 %) souhaiterait supprimer leur compte TikTok dans le scénario où tous les étudiants feraient de même (46 % dans le cas d’Instagram). Ils seraient même prêts à payer (en moyenne 24 dollars, 21,70 euros) pour supprimer leur compte TikTok, à condition que tous les autres le fassent.
C’est ainsi que les auteurs concluent à l’existence d’un « piège de consommation », dans lequel les consommateurs sont piégés par le fait même que les autres consomment. La présence de ces externalités négatives justifie une régulation publique de l’usage des réseaux, bien au-delà des possibles détournements des réseaux à des fins criminelles.
Ce résultat est aussi fondamental parce qu’il remet en cause un principe très présent chez les économistes et les concepteurs de politiques publiques : la consommation d’un bien ne relève pas de la seule responsabilité individuelle, mais bien d’une responsabilité collective.
Il montre aussi l’inanité de l’argument des pseudo-défenseurs de la liberté d’expression. Comme l’écrivait Rousseau en 1764 dans les « Lettres écrites de la montagne » : « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui. » Or, il s’avère que les réseaux sociaux constituent un univers qui nous assujettit, dès le premier clic de souscription, aux volontés des autres.