Alors que les saisies de cigarettes de contrebandes sont de plus en plus fréquentes et les volumes, de plus en plus importants, Michaël Lachaux (voir 26 janvier et 13 mars), Directeur régional des Douanes en Picardie (Aisne, Oise, Somme), détaille, dans Oise Hebdo, les dessous d’un marché qui ressemble de plus en plus à celui des stupéfiants.
Oise Hebdo : Le trafic de cigarettes semble être en très forte hausse dans la région et en France, mais d’abord : comment mesure-t-on les variations de ce marché ?
Michaël Lachaux : La quantité de tabac (cigarettes ou tabac à rouler) saisie est le seul critère objectif de mesure pour les Douanes. Même si les manufacturiers du tabac mènent aussi des études en faisant ramasser des paquets de cigarettes dans les rues et en établissant ainsi des proportions entre contrebande et produits authentiques. Concernant la hausse, c’est très net, et la quantité de tabac interceptée en Picardie, et notamment dans l’Oise, reflète assez bien ce qu’il se passe à l’échelon national.
Oise Hebdo : Cette hausse est-elle due à l’augmentation du prix des cigarettes ?
M. L. : Disons que cette augmentation n’est pas nouvelle, cette trajectoire a effectivement commencé avec la hausse de la fiscalité et plus globalement, dernièrement, avec l’augmentation du coût de la vie. C’est une tendance que l’on observe depuis déjà 5/6 ans.
Il y a une dizaine d’années, il y avait assez peu de contrebande de cigarettes en France. On était plus sur ce qu’on appelle du « tourisme fiscal » artisanal, c’est-à-dire, acheter dans les pays limitrophes où la fiscalité est moins importante. En revanche, le Royaume-Uni connaissait déjà ce problème avec un marché bien établi.
Oise Hebdo : Avec l’augmentation de la fiscalité, le marché est donc devenu intéressant pour les contrebandiers …
M. L. : C’est exactement ça. Le différentiel a attiré les organisations criminelles massivement dans ce trafic. Pour donner une idée, en 2022, 649 tonnes de cigarettes ont été saisies en France, un chiffre en augmentation de 61 % et de près de 125 % en deux ans. En Picardie, en 2021, la douane a saisi 4 tonnes. En 2022 : 14 tonnes. Et en 2023, à la moitié de l’année, c’est déjà 20 tonnes.
Oise Hebdo : On pourrait se dire que ces saisies record sont aussi dues à votre travail ?
M. L. : C’est devenu la priorité de la Douane, c’est vrai. Le ministre l’a rappelé fin 2022 avec le lancement d’un plan national. Mais l’action de la Douane n’explique pas ces chiffres à elle seule : les réseaux ont multiplié leur offre et la demande est aussi croissante. On a désormais une économie parallèle très structurée, de véritables réseaux parallèles, ce qui explique les volumes.
Oise Hebdo : Quels sont ces réseaux ?
M. L. : Quand on parle de réseaux, il faut parler de réseaux au pluriel. Il y a déjà de grosses organisations internationales puisque la marchandise est produite souvent à l’étranger à partir d’usines clandestines. Faire tourner ce genre d’usines nécessite d’avoir une certaine assise : il faut des machines-outils, des employés clandestins, etc. Et seules des organisations criminelles structurées peuvent organiser ce genre d’activités. On parle de revenus qui génèrent des centaines de milliers, voire des millions d’euros.
Oise Hebdo : Est-ce que ces organisations sont similaires, voire les mêmes que celles qui trafiquent des stupéfiants ?
M. L. : Quand on parle de grosses organisations, cela implique généralement des implications dans plusieurs trafics. Parce que c’est une économie tout sauf vertueuse : cela génère du cash qu’il faut blanchir et réinjecter dans d’autres trafics. Tout cela est imbriqué, c’est une polycriminalité.
Et si en effet les réseaux de contrebande peuvent être les mêmes que ceux de stupéfiants, c’est parce que les deux marchés utilisent les mêmes ressorts : on va s’approvisionner à l’étranger, la revente se fait dans la rue, de façon communautarisée ou à l’échelle d’un quartier… Avec la montée en puissance de ces réseaux, les enjeux augmentent aussi et on voit des organisations qui commencent à s’armer : non pas contre les policiers, mais pour établir un équilibre des forces.
Oise Hebdo : De quels pays vient la marchandise ?
M. L. : Ça, c’est l’Office de lutte antifraude européen qui l’a établi : principalement de deux pays, la Pologne et la Belgique. Ils sont rejoints actuellement par l’Italie et l’Espagne. On le voit, la France est entourée de pays où l’on trouve ces usines clandestines. Il y en a aussi désormais aussi en France. Six ont déjà été démantelées : dans le nord de l’Ile-de-France et dans le Pas-de-Calais.
Oise Hebdo : L’Oise est un peu à la croisée …
M. L. : Oui, le département est pris dans ces flux. Que ce soit en tant que zone de transit puisque la marchandise vient par la route et que les Hauts-de-France sont le premier point de touche avec la Belgique, mais l’Oise est aussi concernée en tant que destination de ce trafic.
Oise Hebdo : Quand ce n’est pas aux grosses organisations criminelles, à qui profite le trafic ?
M. L. : Il y a le milieu et le bas du spectre avec des « entrepreneurs » de circonstance qui vont s’approvisionner en produits de contrefaçon à l’étranger.
Oise Hebdo : Uniquement en contrefaçon ? Pas en produits authentiques moins taxés ?
M. L. : Disons qu’en contrefaçon, la marge est meilleure. Quand on achète en gros volume, le coût est de 1 ou 2 euros par paquet pour une revente à 5/6/7 euros alors que le prix de vente en bureau de tabac est de 11 à 12 euros. Mais le Luxembourg reste aussi un lieu d’approvisionnement en produit authentique puisque le paquet y coûte 5 à 6 euros, soit deux fois moins cher qu’ici.
Oise Hebdo : Quelle est l’action de la douane face à ce phénomène ?
M. L. : Pour contrer, nous avons les contrôles à la frontière. Mais, c’est moins connu du grand public, nous contrôlons aussi à l’intérieur du territoire, donc sur les axes routiers. Ou dans l’Oise, puisque c’est la seule frontière du département, à l’aéroport de Beauvais. Et si l’on fait des saisies spectaculaires parfois sur l’autoroute A1, ce n’est pas un fantasme de dire qu’on est en réalité partout : également sur les axes secondaires, car c’est ainsi que ces réseaux approvisionnent nos campagnes.
Oise Hebdo : Comme pour les trafics de stupéfiants, cherche-t-on désormais à remonter les filières du petit revendeur jusqu’à la tête du réseau ?
M. L. : On est tout à fait entrés dans une logique de démantèlement en collaboration avec la police et la Justice. Il y a désormais des ouvertures d’information judiciaire pour traiter le problème à une plus grande échelle.
Oise Hebdo : La différence entre le trafic de stups et celui de cigarettes, c’est que le risque est moins élevé pour la contrebande …
M. L. : Il est clair que la réponse pénale n’est pas la même. Mais il y a quelques semaines j’aurais répondu de façon plus tranchée puisque la Douane a fait voter en juillet sa loi de modernisation qui comprend une aggravation de la peine pénale pour trafic de contrebande avec un arsenal judiciaire plus large et des pénalités plus importantes.
Oise Hebdo : Les pénalités douanières sont fixées sur une évaluation du prix de la marchandise. Comment évaluez-vous la valeur de cette marchandise ?
M. L. : Pour tous les types de contrebande, que ce soit pour un sac Chanel ou des cigarettes, c’est au prix de la marchandise authentique. On regarde donc combien le paquet imité est vendu chez le buraliste. Ce qu’on voit, c’est la perte fiscale.
Le tabac, tous les ans, c’est un manque à gagner de plusieurs milliards d’euros. Et ce manque à gagner, pour chaque affaire, on essaye de le définir de concert avec les magistrats pour que la pénalité soit assez forte et dissuasive, mais en même temps soutenable : on s’assure que celui qui reçoit une amende pourra la payer. Et cela sans compter les confiscations parfois des sommes d’argent, voire des véhicules.
Ça, c’est quelque chose qui n’est pas forcément perçu par le «bas du spectre», et c’est parfois aussi lié à une fragilité sociale utilisée par les trafiquants qui ont besoin de petites mains. Au plus bas de l’échelle, ces gens se disent que c’est de l’argent facile, mais quand il se font prendre, ils peuvent le payer pendant des années.
Oise Hebdo : Si l’on se met du côté du consommateur maintenant, on doit se douter qu’en achetant un produit dans la rue, il n’est pas souvent authentique.
M. L. : Mais il y a sans doute une réalité économique qui s’impose et qui fait que ces clients font ce choix d’acheter de la contrebande. Peut-être se disent-ils qu’ils ne font « que » participer à ce sport national qu’est la fraude, mais cela a d’autres conséquences.
Oise Hebdo : Celui d’alimenter des organisations criminelles …
M. L. : Oui, d’aider à établir ces économies souterraines qui, lorsqu’elles s’implantent, créent leurs propres lois et déstabilisent le système. Il y a aussi le risque de ne pas savoir ce que l’on consomme : de la marchandise authentique venue du Luxembourg ou de la contrebande ?
Oise Hebdo : Dans les émeutes urbaines du mois de juin/juillet, de nombreux bars-tabacs ont été touchés, parfois saccagés. Peut-on imaginer une volonté dans certains quartiers de vouloir « éliminer » la concurrence de ce trafic ?
M. L. : Je n’ai pas d’éléments pour dire cela. Disons que les bars-tabacs détiennent une marchandise d’une certaine valeur et que certains y ont sans doute vu une opportunité de mettre la main dessus, voire cherchaient de l’argent. Mais c’est vrai que si on vole un carton de 50 cartouches cela représente une certaine somme. Ce qu’on peut dire, c’est que l’on n’a pas constaté ces derniers temps d’augmentation dans le département du nombre de vols chez les buralistes.
Photos : Douanes Picardie