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13 Juin 2021 | Profession
 

Dans son cahier de fin de semaine « L’Époque », Le Monde passe au peigne fin les petits changements et grandes mutations de nos vies quotidiennes. L’idée maîtresse de la dernière livraison : les fumeurs de brunes … alors qu’elles ne représentent plus que 2 % des ventes des buralistes. Extraits. 

(…) Au Celtic, de la rue de Belleville, à Paris, la patronne s’écarte pour montrer d’un geste ample son présentoir à cigarettes : « des brunes, on n’en fait plus ! Plus personne ne nous en achetait, alors, on a arrêté d’en vendre (…) »

•• Où sont passés les fumeurs de brunes ? Sur Leboncoin, quelques collectionneurs vendent des collectors Gauloises ou Gitanes : cendriers, affiches, vieux paquets rectangulaires bleus … Mais chineur n’est pas fumeur. Jusqu’à ce SMS miraculeux d’un brocanteur : « je vous donne les coordonnées d’une amie qui fume depuis près de soixante ans. »

C’est ainsi que Jocelyne Hubert, 78 ans, ouvre en grand la porte de son appartement du 14ème arrondissement, quelques heures plus tard. « Ma mère tenait un café-bar à proximité d’une caserne à Rennes, ville de garnison. Les militaires étaient approvisionnés en cigarettes, des « Troupes». Ceux qui ne fumaient pas nous les revendaient à petit prix, à nous les gamines. J’avais 15 ans, je voulais faire pareil que les garçons, porter des jeans et fumer des brunes. Et puis, j’étais déjà très portée sur le cinéma, et les films de l’époque ont fait de la cigarette un argument de séduction : regardez Lauren Bacall … » (…) « Quand mon buraliste est fermé, j’ai parfois du mal à en trouver » poursuit-elle « pourtant, j’habite un quartier populaire ».

•• Populaires, les brunes le furent assurément : les fumeurs fauchés se tournaient vers les Gauloises bon marché, voire vers les P4 (aussi appelées « les Parisiennes »), vendues par quatre au bureau de tabac, qui faisaient tourner la tête.

De toute manière, c’était simple : en France, on fumait des brunes. La Seita, régie d’État, qui détenait le monopole de la fabrication et de la vente de cigarettes en France vendait des Gitanes, des Gauloises, des Royale, des Marigny et des Caporals (…)

•• Aujourd’hui, drôle d’histoire, les cigarettes brunes sont les plus chères du marché : entre 11,20 et 11,60 euros.

Elles sont toutes la propriété d’un seul fabricant, le britannique Imperial Brands, qui en a hérité en rachetant Altadis. « Les brunes ne représentent plus qu’une part infime du marché » comme l’explique Basile Vezin, porte-parole de Seita, filiale d’Imperial Brands.

« C’est 2 % des ventes (Gauloises brunes, 1,35 % ; Gitanes, 0,66 %), un tout petit segment en décroissance totale parce que ce tabac est très fort. On n’arrête pas la production tant qu’on a des consommateurs sur ces produits, mais ils sont vieillissants. » Il n’y a aucun renouvellement chez les jeunes fumeurs.

•• Depuis son bureau de tabac familial de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), Franck Jolly, qui a repris l’affaire après sa mère, l’explique à sa manière : « le fabricant ne fait absolument aucun effort sur ces produits. Vous savez, nous sommes aussi prescripteurs ; si nous sommes en rupture sur un produit, nous pouvons en conseiller un autre au client. Là, rien n’est fait. »

Résultat, « les fumeurs de brunes sont en voie de disparition. Mes clients dépassent la soixantaine et la jeunesse n’accroche pas. Il faut dire aussi que le goût est beaucoup plus fort ».

•• Le goût et l’odeur des brunes seraient-ils passés de mode ? Il semble en tout cas qu’ils ne font plus partie de notre paysage olfactif.

Selon Guillaume Tesson (journaliste pour la revue Nez, et spécialiste des cigares), la fin de la brune est un mouvement de fond, amorcé avec la loi Évin : « les odeurs très marquées n’ont plus leur place dans l’espace public. Je ne parlerais pas d’aseptisation, mais de disparition progressive des senteurs fortes en société ».

•• (…) Longtemps associée à une certaine image de la France, la brune n’a plus grand-chose de gaulois : détenue par un groupe britannique, fabriquée à l’étranger – la dernière usine de cigarettes en France continentale a fermé en 2017 ( voir 29 novembre 2016 ) –, elle est aussi remplie d’un tabac qui a poussé sous d’autres horizons. Les tabaculteurs français ont délaissé depuis longtemps le brun au profit de variétés de blond : Virginie, Burley. (…)

« Le brun, aujourd’hui, c’est très très rare, cela représente moins de 10 % de notre production » explique Catherine Poisson, chez Bergerac Seed & Breeding (une société semencière) , « en France, le tabac brun n’est plus travaillé pour la cigarette. Les sociétés qui nous en commandent l’utilisent pour les cigares, et pour la nicotine. » La nicotine ? « Oui, pour le vapotage. »

•• Et c’est ainsi que les fumeurs de brunes nous entraînent jusqu’à Vincent dans les vapes (VDLV), fabricant de e-liquide depuis 2012, installé à Cestas (Gironde ). « Nous voulions fabriquer nous-même la nicotine, qui est massivement produite en Inde ou en Chine dans de grandes exploitations » explique Aurélie Lefevre, chargée de communication de VDLV.

« Nous avons noué un partenariat avec BSD pour trouver des variétés de tabac qui ont un fort pouvoir nicotinique. Aujourd’hui, sur le tabac à fumer, on est à moins de 1 %. Nous, nous parvenons à des taux de 7 % à 8 % grâce au choix de la graine et aux méthodes de culture. Le tabac brun est naturellement chargé en nicotine, il constitue donc la majorité de notre sélection. » (…) En parallèle, les aromaticiens de VDLV ont conçu des saveurs ananas, pistache, bonbon fraise et … tabac brun. « Il est plutôt destiné aux primovapoteurs, ceux qui arrêtent de fumer. On n’aura jamais exactement la retranscription en goût du tabac brun fumé. En revanche, on retrouve cette odeur du tabac brun chauffé » précise-t-elle. (Voir 29 septembre 2019 et 2 février 2021).

•• Conclusion de l’enquête : Il fut un temps où l’on tombait dans les vapes avec une bouffée de Gitane maïs. Aujourd’hui, Dieu est peut-être toujours un fumeur de Havanes, mais Gainsbourg ne serait qu’un vapoteur de Gitanes.