Arrêter de fumer, réduire sa consommation d’alcool, manger plus équilibré … Pour prévenir les cancers, l’incitation à changer les comportements ne suffit pas. Elle doit s’accompagner d’une réglementation stricte et de la suppression des produits industriels cancérigènes, affirment, dans une tribune publiée par Le Monde – sur son site, le 29 juillet – par quatre universitaires.
Nous la reprenons ci-dessous.
À l’heure où Santé publique France et l’Institut national du Cancer (INCa) révèlent que l’incidence des cancers a doublé en trente ans (voir 28 juillet), la question se pose de savoir si ce gouvernement et ceux qui l’ont précédé ont conduit une politique préventive à la hauteur de ce problème majeur de santé publique.
•• Parmi ces cancers, quatre sur dix sont évitables, autrement dit n’apparaîtraient pas si l’exposition aux facteurs de risque connus était prévenue, aux premiers rangs desquels le tabac, l’alcool et l’obésité, soit 153 000 nouveaux cas par an en France. L’exemple de la lutte antitabac illustre deux grandes stratégies préventives mises en œuvre : l’une visant à informer le public, et l’autre s’attaquant à l’agent cancérigène.
Lutte contre le tabagisme, et lutte contre le tabac : quand les deux stratégies sont associées, des résultats tangibles sont observés. Les campagnes d’information, la loi Evin et les mesures qui ont suivi ont permis une réduction significative du tabagisme, même si aujourd’hui 12 millions de Français fument encore quotidiennement.
Force est de constater qu’en matière de cancers évitables c’est surtout la première stratégie qui est le plus largement mobilisée par les pouvoirs publics. Arrêter de fumer, réduire sa consommation d’alcool, manger plus équilibré sont les messages les plus diffusés pour diminuer les trois principaux facteurs de risque identifiés à ce jour.
On connaît pourtant les limites de cette approche. Quelle est la portée du message « bien manger, bien bouger » du ministère de la santé et de la prévention quand il s’inscrit en petites lettres au pied d’images publicitaires vantant les qualités gustatives d’aliments ultratransformés dont on sait qu’ils augmentent les risques d’obésité et de cancer ?
Est-il vraiment surprenant de constater un doublement du nombre de personnes obèses en vingt-cinq ans quand les gouvernements successifs ont été aussi peu enclins à réglementer l’offre industrielle en aliments obésogènes ? Les consommateurs sont avertis, mais cela exonère-t-il les pouvoirs publics de leurs responsabilités ? On peut le craindre en entendant les propos tenus par le président de la République, déclarant le 4 février 2021 que « 40 % des cancers pourraient être évités par des comportements plus vertueux »
•• L’importance des cancers professionnels
Aussi vertueux que vous soyez, comment éviterez-vous d’être exposés à la pollution de l’air, de l’eau et des sols à l’origine de 10 % des cancers en Europe ? Comment vous protégerez-vous contre la dissémination des perturbateurs endocriniens et des polluants organiques persistants ?
Faut-il rappeler le niveau alarmant de contamination par des molécules chimiques indestructibles appelées polyfluoroalkylés (PFAS) – révélé le 23 février par Le Monde et le « Forever Pollution Project » –, dont certaines cancérigènes probables, avec près de 1 000 sites pollués répertoriés sur notre territoire ? Que dire de l’exposition généralisée des Français aux pesticides ?
L’autre sujet occulté par l’appel aux qualités morales individuelles est celui des cancers professionnels.
Plus de 11 % des salariés dont 34 % des ouvriers qualifiés sont exposés à au moins une substance reconnue comme cancérigène dans le cadre de leur travail. Environ 4 % des cancers seraient d’origine professionnelle, un chiffre certainement sous-estimé car la contribution de seulement un cinquième des cancérigènes certains a pu être étudiée par les épidémiologistes faute de données robustes.
Les cancers professionnels constituent la première cause de mortalité due au travail en Europe. Serait-ce, là aussi, une question de vertu et de prévention individuelle ? Nous serions en droit d’attendre que les pouvoirs publics affirment par leurs arbitrages la primauté de la santé publique sur la profitabilité des industries chimique, phytosanitaire et agroalimentaire.
•• L’environnement, le grand impensé du plan cancer
Or, l’histoire du combat contre le tabac, l’amiante ou le chlordécone a montré la puissance et l’efficacité des lobbies industriels pour fabriquer du doute sur la validité des données scientifiques et obtenir des gouvernements qu’ils repoussent l’interdiction des produits toxiques qu’ils commercialisent.
Le cas des nitrites, ces additifs alimentaires utilisés en charcuterie et qui, selon une publication de 2018 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) provoqueraient chaque année en France 3 880 cancers du côlon et 500 cancers de l’estomac, est un exemple de plus d’un choix politique permissif aux intérêts économiques d’une filière industrielle.
Il n’est, en effet, plus question de bannir ces composés comme le prévoyait la proposition de loi déposée en décembre 2021 par le député (MoDem) Richard Ramos, mais d’appeler les citoyens à limiter leur consommation de charcuterie tout en évoluant vers une baisse des doses maximales utilisables.
L’un des objectifs prioritaires de la Stratégie décennale de lutte contre les cancers (2021-2030) dont s’est doté notre pays est de réduire de 60 000 cas le nombre de cancers évitables annuels d’ici à 2040. Pour atteindre ce but ambitieux, ce plan recense une série de dispositifs incitatifs pour favoriser les changements de comportement individuels, en priorité vis-à-vis du tabac, de l’alcool et des modes de vie obésogènes.
Cependant, comme le soulignait une chronique de Stéphane Foucart dans Le Monde du 28 février 2021, « l’environnement est le grand impensé de ce plan cancer ».
•• Classes sociales et cancer
Car s’il existe bien des actions prévues pour agir sur les facteurs de risque environnementaux et les cancers professionnels, elles seront inefficaces si elles ne s’accompagnent pas d’une intervention résolue de la puissance publique à l’échelle nationale, mais aussi européenne, pour taxer, limiter et surtout interdire des substances qui sont aussi pathogènes que rentables.
La lutte contre ce fléau passe aussi par la réduction des inégalités sociales de santé puisque le cancer tue deux à trois fois plus les ouvrières et les ouvriers que celles et ceux appartenant à des classes sociales plus favorisées.
En matière de cancer, une politique de santé publique réellement responsable doit s’appuyer sur deux jambes pour être efficace : une politique préventive visant à informer la population et une politique de réglementation stricte et de suppression des produits industriels cancérigènes. C’est à cette aune que devra être mesurée la détermination du gouvernement à lutter contre les cancers évitables.
Les signataires de la tribune : Marc Billaud, directeur de recherche, CNRS ; Marie Castets, chargée de recherche, Inserm, responsable de l’équipe « Mort cellulaire & Cancers pédiatriques » ; Pierre Sujobert, hématologue, professeur des universités et praticien hospital