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28 Nov 2022 | Trafic
 

L’Express, publié le 24 novembre, présente une importante enquête de fond sur le marché parallèle du tabac tel qu’il se présente aujourd’hui en France. Nous le reprenons intégralement.

Les opérations se suivent et se ressemblent.

•• Une semaine se passe rarement sans qu’un article dans la presse régionale (et Le Monde du Tabac / ndlr) ne signale une nouvelle action contre le trafic de cigarettes.

Dans le Finistère, à Brest, lundi 14 novembre, les Douanes ont saisi 550 cartouches à bord d’un véhicule. Dans la nuit du 22 au 23 octobre, entre l’Ariège et la Haute-Garonne, la brigade des Douanes de Frouzins a intercepté 972 cartouches de cigarettes (soit 9 720 paquets).

A la mi-octobre, dans l’Eure, les gendarmes ont mis la main sur 7 200 cartouches de cigarettes contrefaites et 135 kilos de tabac à rouler – ainsi que 250 grammes de cocaïne et plus de 13 kilos de résine de cannabis -, démantelant un réseau international évoluant entre le département et la Belgique.

Au début du mois, la brigade de recherches de Palaiseau, dans l’Essonne, a saisi 1 500 cartouches de cigarettes de contrefaçon, ainsi que 212 kilos de résine de cannabis et plus de 300 000 euros.

•• Cette hausse de l’activité des Douanes s’explique notamment par des cigarettes de contrebande à la provenance de plus en plus diverse. Estimée entre 14 et 17 % de la consommation par un rapport parlementaire, à 35 % selon un dossier KPMG financé par les cigarettiers, l’évolution du phénomène reste toutefois bien difficile à quantifier.

Côté Douanes, les chiffres marquent incontestablement une augmentation. Entre 2020 et 2022, 1 046 tonnes de tabac ont été saisies, ce qui représente une cinquantaine d’affaires quotidiennes recensées dans l’Hexagone.

À la fin du mois d’août, 464 tonnes de cigarettes avaient été interceptées, quand il n’y en avait eu que 402 en 2021. Une augmentation paradoxale, alors que la consommation de tabac est en chute libre dans notre pays depuis le début du siècle. Les ventes légales de cigarettes ont ainsi baissé de 57 % entre 2000 et 2020.

•• Réseaux sociaux et vente à la sauvette

Cette diminution est imputable en grande partie à la hausse de la fiscalité du tabac, dont les dernières augmentations – ayant eu lieu entre 2017 et 2019 – ont fait baisser la consommation à 24 % en 2019.

Cela n’empêche pas le tabagisme français d’être élevé par rapport à celui d’autres pays de l’Union européenne, alors même que le niveau des ventes est relativement faible.

Comment expliquer ces faibles ventes alors que la consommation de tabac reste relativement forte ? L’explication est en partie à trouver du côté du marché illicite : selon l’Observatoire français des Drogues et des Tendances addictives, en 2018, un cinquième des consommateurs (22%) s’était approvisionné en cigarettes autrement que par les buralistes.

Ce phénomène a augmenté ces dernières années. Le confinement a poussé une partie des fumeurs à se tourner vers des moyens parallèles, comme les réseaux sociaux d’abord, à l’exemple de Snapchat ou de groupes Facebook, ou vers la vente de rue.

Cette « vente à la sauvette », devenue très visible dans les médias ces derniers mois dans plusieurs agglomérations, reste « circonscrite à quelques quartiers dans des pôles urbains », explique un rapport de l’OFDT, ou à la sortie de certains métros.

Un pan de cette consommation est lié à un argument économique : la hausse du prix du paquet de cigarette – plus de 10 euros – conduit certains fumeurs les moins aisés à se tourner vers la contrefaçon – un prix tournant autour de 3,5 à 5 euros le paquet.

« Il ne faut pas non plus oublier, dans une moindre mesure, les effets d’opportunité : les consommateurs qui achètent des paquets à des vendeurs de rue parce que c’est plus pratique ou plus rapide », explique Mathieu Zagrodzki, chercheur spécialisé dans la sécurité intérieure et auteur d’une étude – financée par le cigarettier Philip Morris – sur le commerce illicite de cigarettes pour la Fondation pour l’innovation politique.

•• « Une activité criminelle assez rentable »

Les trafiquants de cigarettes sont de surcroît moins pénalisés par la loi que les trafiquants d’autres substances.

« La vente illégale de cigarettes est une activité criminelle assez rentable, car les risques pénaux auxquels s’exposent les trafiquants sont relativement faibles par rapport à ceux encourus pour la vente de stupéfiants », explique le sociologue David Weinberger, spécialiste de l’offre illicite des drogues et chercheur associé à l’Iris.

Quand la peine encourue pour trafic de stupéfiants peut aller jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle et 7,5 millions d’euros d’amende, celle entraînée par le trafic de cigarette est moindre, bien qu’elle ait été relevée. Elle peut aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement, quand les fraudeurs sont punissables d’amendes allant de 2 000 à 500 000 euros.

Peu puni en comparaison de celui des stupéfiants, le trafic de cigarettes est une filière de longue date de la criminalité organisée, contribuant autant à l’enrichissement de la « French Connection » que des mafias italiennes.

Aujourd’hui, le marché illicite est divisé en trois grandes catégories.

D’abord, « les cigarettes de contrefaçon, visant à imiter illégalement des marques vendues en France, poursuit le chercheur.

Ensuite, les cheap whites  ou illicit whites, qui sont des cigarettes issues de marques déposées dans certains pays mais qui ne le sont pas dans le reste de l’Europe. Enfin, celles de contrebande, c’est-à-dire des cigarettes authentiques qui sont achetées dans un pays où la taxation est moindre, qui passent ensuite la frontière en dépassant la limite légale. »

•• Des réseaux mieux organisés

Plus divers, les réseaux actuels sont aussi mieux organisés que ceux d’hier. « Traditionnellement, beaucoup de cigarettes de contrebande venaient du Maghreb et étaient distribuées illégalement pour être revendues sur le territoire français » précise Mathieu Zagrodzki. « Depuis 2019, la contrefaçon s’est en partie déplacée en Europe avec des usines en Pologne, en Ukraine, en Arménie ou en ex-Yougoslavie. De plus en plus de points de fabrications sont également implantés en Belgique et aux Pays-Bas. »

Les usines se rapprochent de la France, quand elles ne sont pas directement implantées sur le territoire. À la mi-septembre, le village de Poincy, en Seine-et-Marne, a été le théâtre d’une opération de la Douane démantelant une usine clandestine de fabrication de cigarettes. Un grand entrepôt de 400 mètres carrés abritait 28 machines vouées à la mise en place d’une production illégale.

Une part de la consommation française doit donc être liée à un marché parallèle, dont l’estimation reste particulièrement nébuleuse.

Comme le relevait un rapport parlementaire rédigé par les députés Éric Woerth et Zivka Park, les différentes études « conduisent à estimer que son ampleur est comprise entre 15 et 30% des ventes du volume total des ventes ».

Dans le même temps, le cabinet KPMG mène depuis dix ans une estimation financée par les fabricants de tabac, dont le géant du secteur Philip Morris. Selon cette dernière, en 2021, plus d’un tiers (35%) des cigarettes consommées en France ont été acquises en dehors du circuit légal. La méthodologie de ces études est toutefois régulièrement mise en cause, notamment par les associations de consommateurs.

« Il faut aussi prendre en compte le fait que les saisies des Douanes ne concernent pas forcément que le marché français. Certaines des cigarettes saisies sont aussi simplement en transit », nuance François Topart, chargé de plaidoyer auprès du Comité national contre le Tabagisme.

•• 3 milliards de manque à gagner pour l’État

Enjeu de santé publique, la cigarette de contrebande représente également un préjudice financier pour l’État évalué entre 2,5 et 3 milliards d’euros par an, dont 500 millions d’euros de TVA non recouvrée. L’exécutif affiche donc sa volonté de lutter contre ce marché parallèle. Lors du congrès annuel de la Confédération des buralistes, qui s’est tenu les 20 et 21 octobre à Paris, le ministre des Comptes publics Gabriel Attal a expliqué être « déterminé à lutter sans relâche contre les trafics de tabac ».

Selon un plan qui devrait être présenté avec plus de détails début décembre, les services des Douanes seront dotés de « 9 nouveaux scanners mobiles de nouvelle génération », portant leur nombre à « 20 d’ici à la fin 2025 ».

« Deux scanners industriels » devant « améliorer les contrôles des colis postaux et du fret express » s’ajouteront au dispositif. Des « groupes de lutte anti-trafic de tabac dans les grandes agglomérations », similaires à celui déjà mis en place à Lyon, « s’attaqueront aux organisations criminelles et mèneront des opérations coup de poing ». Enfin, la « cellule cyber-douane sera décentralisée et étendue aux services locaux d’enquête ».

L’objectif : mieux traquer les ventes illicites sur les réseaux sociaux, pour que rien ne passe entre les mailles du filet.