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10 Août 2017 | Observatoire
 

Dans sa chronique hebdomadaire du Figaro de ce 10 août, le philosophe et ancien ministre Luc Ferry tire à la ligne pour justifier une brusque éradication du tabac dans notre société. Nous reproduisons intégralement son article, sachant que nous serons rappelés à rebondir sur son raisonnement.

« Depuis le début de l’été, un conflit oppose les buralistes aux associations qui veulent en finir avec le tabac en augmentant sensiblement le prix du paquet de cigarettes. Les commerçants hurlent en faisant à juste titre valoir qu’une telle augmentation fera grimper la fraude. Reste qu’ils vendent de la mort, que le tabac fait chaque année dans le monde des millions de victimes et qu’au moment où les écologistes s’acharnent bêtement contre les voitures, il serait bien étrange qu’on laisse éternellement un tel poison en vente libre. Les fumeurs pourront encore faire valoir que la science n’a en tant que telle aucune portée morale, qu’elle se doit d’être neutre en ce qui regarde les valeurs, sous peine d’être partisane et de manquer d’objectivité.

•• Et c’est vrai, la science décrit ce qui est, elle ne saurait jamais nous indiquer ce qui doit être, ce que nous devons moralement faire ou ne pas faire. Elle ne possède donc par elle-même aucune portée normative. Le biologiste peut bien nous démontrer qu’il est mauvais pour la santé, et même souvent mortel, de fumer, et sur ce point, il a raison sans le moindre doute. En revanche, à la question de savoir si, d’un point de vue moral, le fait de fumer est ou non une faute, si arrêter de fumer est un devoir éthique, il n’a rien à nous dire. C’est à nous de décider, en fonction de valeurs qui ne sont plus, en tant que telles, scientifiques.

•• Dans cette perspective, qui domine très largement la pensée morale depuis le XVIIIe jusqu’à nos jours, la science s’interroge moins sur elle-même de manière éventuellement critique qu’elle ne vise à connaître le monde tel qu’il est. Soit. On ne saurait pourtant en rester là, et ce pour deux raisons. D’abord parce que le fait de fumer n’est pas seulement une affaire personnelle, un choix individuel, mais c’est aussi une option qui engage toute la collectivité. Après tout, pourquoi celui qui a fait l’effort difficile d’arrêter le tabac devrait-il payer pour les maladies de ceux qui continuent de fumer alors que les scientifiques ont tranché définitivement le débat sur la nocivité des goudrons ?

•• Mais il y a plus. Il fallait bien un jour que la science, ne serait-ce que par fidélité à ses propres principes, ceux de l’esprit critique, ne se laissât pas éternellement elle-même de côté. Il fallait bien que la pensée critique en vienne à se critiquer elle-même. Sans tomber dans le moralisme, les scientifiques ont le droit et même le devoir de s’interroger sur le rôle de leurs disciplines dans la société, les sciences ne pouvant plus en rester à la seule déconstruction des préjugés des autres.

•• C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que cette exigence d’autocritique et d’autoréflexion de la science par elle-même voit le jour, notamment lorsqu’on commence à s’interroger sur les méfaits potentiels de technologies guerrières qui ont rendu possibles ces effroyables crimes de guerre que furent les lancements de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Elle se poursuivra dans tous les domaines où les retombées des sciences peuvent avoir des implications morales et politiques, notamment dans le champ de l’écologie, de la médecine et de la bioéthique.

Avec la deuxième moitié du XXe siècle, la science cesse ainsi d’être essentiellement dogmatique et autoritaire, elle n’apparaît plus comme une religion de salut terrestre, mais elle commence à s’appliquer à elle-même ses propres principes, ceux de l’esprit critique et de la réflexion – lesquels, du coup, deviennent bien autocritique ou autoréflexion.

•• Des physiciens s’interrogent sur les dangers potentiels de l’atome, sur les méfaits possibles de l’effet de serre, des biologistes se demandent si les Organismes Génétiquement Modifiés ne présentent pas un risque pour l’humanité, si les techniques de clonages sont moralement licites, si le projet d’augmenter l’être humain en modifiant son génome n’est pas insensé et mille autres questions du même ordre qui témoignent d’un retournement de perspective par rapport au XIXe siècle : la science n’est plus sûre d’elle-même et dominatrice comme elle l’était encore au début du siècle dernier, elle apprend, lentement mais sûrement, à se remettre en question tout en réfléchissant aux retombées morales et politiques qui sont potentiellement les siennes.

Or, de ce point de vue, il est incontestable que le tabac est un poison mortel, qu’il augmente considérablement le risque de cancer. Alors, quels que soient les effets pervers de l’augmentation de son prix, il n’est plus possible de le laisser tranquillement droguer et tuer nos enfants ».