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16 Avr 2021 | Profession
 

Deuxième partie de l’enquête du Monde dénonçant ce qui relève en fait d’actions d’information et de communication sur le thème du tabac à chauffer (voir 15 avril).

Encore une fois, rien de délictueux dans ces faits. Le scandale étant qu’une personnalité de l’envergure du professeur David Khayat (voir 12 janvier 2021 et 3 mai 2016) ne marche pas dans la ligne officielle du discours anti-tabac. Extraits.

Fondateur de l’Institut national du cancer, le cancérologue, consultant pour de nombreux industriels, conseille le cigarettier Philip Morris, en quête de crédibilité scientifique pour défendre ses produits. 

•• « Arrêtez de vous priver ! », exhortent les lettres capitales en rouge et orange sur la couverture du livre. David Khayat se désole : « Plus personne ne peut mordre dans un millefeuille ou piocher dans une portion de frites sans paniquer. » Dans son dernier best-seller, paru en début d’année, le célèbre cancérologue part à l’assaut des « nouveaux diktats » de l’« hygiénisme », de la « judiciarisation morale » que serait la quête d’une bonne santé, source d’« un stress permanent et insidieux dont le bourreau est la culpabilité ».

Alcool, sucre ou sel seraient de simples « péchés mignons du quotidien » que le médecin, fort de son titre de professeur, recommande d’aborder avec bonhomie. « Tout est possible aujourd’hui », assure-t-il en s’appuyant sur des articles de presse plutôt que des données scientifiques. Tout est possible, d’après lui, même le tabac, première cause de mortalité par cancer évitable dans le monde.

A ceux qui n’arrivent pas à arrêter de fumer, David Khayat conseille dans son livre d’« essayer la cigarette électronique ou les cigarettes à base de tabac chauffé, bien moins dangereux », pour « se procurer de la nicotine de manière moins toxique ». La cigarette tue 75 000 personnes par an dans l’Hexagone, selon Santé publique France. Aussi, d’après lui, mieux vaut proposer aux fumeurs « quelque chose de moins cancérigène plutôt que de leur refuser un tabagisme à risque réduit ». Cette approche, dite de « réduction des risques », est pourtant loin de faire l’unanimité dans le monde de la santé publique. En l’absence de recul suffisant pour observer les possibles effets nocifs de ces dispositifs, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) la désapprouve.

•• Un « monde sans fumée »

Ce précepte, appliqué dans le traitement de la toxicomanie, a cependant été récupéré par les industriels du tabac pour faire la promotion de ces nouveaux produits électroniques. Philip Morris, en particulier, vend depuis 2014 l’IQOS, un dispositif de tabac chauffé dont elle fait valoir les « risques réduits ». Les études qu’elle sponsorise l’assurent : puisqu’il n’atteint pas la température de la combustion, le tabac des mini-cigarettes insérées dans l’IQOS dégagerait entre 90 % et 95 % de substances nocives en moins. 

Or, ses lecteurs n’en sont pas informés, mais David Khayat est désormais consultant chez Philip Morris. Pour poser tout sourire sur le site de « Philip Morris International Science » en compagnie d’employés du fabricant des Marlboro, le fondateur de l’Institut national du cancer (INCa) a troqué l’autorité de la blouse blanche, dont il s’est longtemps drapé en couverture de ses recueils de recettes « anticancer », pour la cravate à motif. 

Si certaines de ses présentations Powerpoint sont agrémentées du célèbre logo de la firme, David Khayat, qui n’a pas souhaité voir les questions du Monde, œuvre également pour d’autres industriels. A Athènes, en septembre 2020, lors d’une conférence sur la réduction des risques liés au tabagisme, il déclarait en effet conseiller « de nombreuses industries dans les domaines de l’agroalimentaire, des biens de consommation et du tabac », comme Fleury Michon et Auchan, sur ce même thème de la « réduction des risques ».

•• Capital mondain

Praticien hospitalier devenu people, David Khayat s’est construit une image de bon vivant qui aime poser en cuisine pour Paris Match avec sa fille pâtissière et juge nécessaire de préciser que son fourneau lui a été offert par le chef Alain Ducasse.

En France, il a longtemps fait figure de « M. Cancer ». Propulsé à la tête du service d’oncologie médicale de l’hôpital parisien de La Pitié-Salpêtrière à la fin des années 1980, il conseille le président Jacques Chirac et lance le premier plan cancer au début des années 2000, avant de fonder l’Institut national du cancer (INCa), qu’il préside en 2005-2006. Rares sont ceux qui osent commenter la suite de sa carrière : on redoute l’épaisseur de son carnet d’adresses. La notoriété du médecin se développe à mesure du standing des personnalités qu’il soigne.

Avec ce capital mondain, ses levées de fonds pour les patients atteints de cancer basculent dans le clinquant. Entre 1997 et 2020, son Association pour la vie, espoir contre le cancer (AVEC, devenue fondation d’utilité publique en 2013), organise de fastueux dîners de gala au château de Versailles. On y croise la fille de l’ancien président, Claude Chirac, l’écrivain Philippe Labro, l’ex-ministre Xavier Bertrand ou le chanteur Patrick Bruel, des miss France et des princesses.

•• Enchères de luxe

Pour l’association de David Khayat, son ami François Pinault organise des enchères de luxe chez Christie’s : pour un million d’euros d’œuvres contemporaines en 2009 et une centaine de grands vins en 2013, en partenariat avec La Revue du vin de France. A la rubrique « Distinctions et prix » de sa biographie, aux côtés des honneurs des ordres du Mérite et de la Légion d’honneur, David Khayat s’applique à notifier que le magazine spécialisé l’a désigné « homme de l’année 2012 ».

Certains titres plus prestigieux dont David Khayat se prévaut sont, eux, imaginaires. Ses diverses biographies le disent « président d’honneur de l’INCa ». Pourtant, l’Institut national du cancer indique dans un courriel au Monde que « cette fonction n’est pas prévue par les textes et en particulier par la convention constitutive de l’INCa ». Ailleurs, le scientifique affiche une mission de « conseiller du directeur général de l’Organisation mondiale de la santé à Genève » depuis 2007. Or, il n’est « ni membre du personnel, ni consultant, ni conseiller de l’OMS », dément l’organisation. Précisant que M. Khayat « n’a participé à aucun des travaux entrepris sur le cancer par l’OMS depuis 2015 », elle certifie que son rôle « n’a certainement jamais atteint celui de « conseiller du directeur général” ».

Après la dissolution d’AVEC, dont les actifs de plus d’un million d’euros ont été redistribués à des associations et à la Pitié-Salpêtrière, son autre structure associative, créée en 2016, a pris le pas. C’est avec le papier à en-tête de cet « Institut international de cancérologie de Paris », déclaré à son domicile, que David Khayat a mené, pour Philip Morris, une action de lobbying singulière.

En juin 2018, le conseil législatif de Hongkong a ouvert une consultation sur la réglementation de l’e-cigarette et des produits de tabac chauffé. Parmi les contributions visibles sur le site, aux côtés des lettres de Philip Morris Asie et de British American Tobacco, on trouve un courrier de David Khayat. Après avoir décliné son pedigree, il écrit aux législateurs hongkongais : « J’ai examiné les données scientifiques » sur le tabac chauffé, explique-t-il, et « je suis convaincu qu’il est nettement moins dangereux que la cigarette ». Le cancérologue ajoute être consultant pour Philip Morris, et conseiller la firme « sur la manière de partager les résultats scientifiques auprès des experts scientifiques et médicaux ».

•• Manque à gagner

Ces vertus du tabac chauffé, David Khayat les a aussi vantées à des sénateurs du groupe Les Républicains (LR), a révélé BFM-TV. C’était « il y a deux ou trois ans », se rappelle le sénateur de la Marne René-Paul Savary. David Khayat a-t-il alors été transparent sur son lien financier avec le cigarettier ? « Non, je ne pense pas », dit au Monde M. Savary, lui-même médecin. Le tabac chauffé est « un moindre mal, c’est ce qu’il m’avait dit ».

En octobre 2020, en pleine discussion de la loi de finance à l’Assemblée nationale, un amendement propose de créer une fiscalité allégée pour ce produit. Il a été déposé par Charles de Courson, député de la Marne (Union des démocrates, radicaux et libéraux), qui ne se cache pas d’avoir reçu Philip Morris ( voir les 11 décembre et 24 novembre 2020 ). 

Selon le calcul du Comité national contre le tabagisme (CNCT), la proposition aurait représenté un manque à gagner entre 21 et 27 millions d’euros pour l’Etat. Pour Yves Martinet, professeur émérite à la faculté de médecine de Nancy et président du CNCT, « ce montant doit être mis en perspective avec le coût des soins engendré par la prise en charge des maladies liées au tabac, qui est de l’ordre de 25 milliards d’euros par an ». L’amendement est rejeté. Un mois plus tard, c’est le Sénat qui récidivera. En vain.

•• « On s’est fait avoir »

« Un cancérologue connu dit que c’est bien. » C’est le message que René-Paul Savary a transmis au collègue qu’il a chargé de défendre en séance l’amendement en son absence, Jérôme Bascher. « On s’est fait avoir, regrette aujourd’hui le sénateur de l’Oise (LR). L’argumentaire m’avait convaincu, mais je n’avais pas compris que l’amendement visait le tabac chauffé d’une seule marque, Philip Morris. » Lancée en 2017 dans l’hexagone, l’IQOS est en effet le seul dispositif sur le marché français. Choqué d’apprendre par Le Monde le lien de David Khayat avec Philip Morris, le secrétaire de la commission des finances du Sénat estime que cette information « devait être déclarée » ( …)

 (…) Dans un courriel au Monde, Philip Morris précise avoir engagé David Khayat, « expert mondialement reconnu dans son domaine médical » en septembre 2017 et « sollicite ses services de conseil sur des questions scientifiques liées à la réduction des risques en général, avec un accent sur la réduction des risques liés au tabac », mais pas sur la cigarette.

Philip Morris est « fidèle à sa stratégie cynique et éprouvée », analyse Yves Martinet. En quête de crédibilité scientifique pour défendre ses intérêts, le cigarettier « s’attache le soutien pseudoscientifique de quelques blouses blanches et experts médiatiques “égarés”, tels David Khayat en francophonie et Derek Yach à l’international ». Cet ancien directeur de l’Initiative pour un monde sans tabac de l’OMS préside maintenant la Fondation pour un monde sans fumée, mise en place par Philip Morris en 2017. Deux stars de la santé publique devenues des prises de guerre.